Seb Bouin et le free solo : malaise Total ?
Le 28 septembre dernier, Seb Bouin s'est embarqué dans son premier free solo sur la tour de l'entreprise Total Energies, à la Défense. Lorsqu'il se place au pied du colosse de verre, il est bien loin de se douter que cette ascension urbaine en compagnie de la star du genre, Alain Robert, alimentera une immense polémique.
Tout a commencé par un choix. Celui de prendre comme terrain de jeu, l’édifice de l’entreprise la plus critiquée de France sur son impact environnemental : la Tour Total. Un gratte-ciel de 190m, planté en plein cœur du quartier de la Défense, à Courbevoie. Les discussions ont rapidement pris de l’ampleur, opposant ceux qui considéraient cette ascension comme problématique à cause de la symbolique du bâtiment, et ceux pour qui l'importance du symbole se dilue dans le cadre de la pratique de l’escalade urbaine. Cet évènement révèle en réalité autant les points de convergence que les tensions entre l’escalade traditionnelle, plus connectée à la nature, et l’escalade urbaine, perçue comme marginale et transgressive.
Total Recall
Il faut dire que le projet avait tout d’un blockbuster. Sur un côté de l’affiche, Alain Robert, 62 ans, surnommé « Le Spiderman Français » qui s’est accroché librement à toutes les grandes tours vitrées de la planète. De l’autre, Seb Bouin, 31 ans, l’un des trois meilleurs grimpeurs de l’escalade sportive à avoir ouvert un 9c. Le synopsis ? La grande première sans baudrier d’un jeune trentenaire cornaqué par un vieux loup de la discipline pour une virée verticale au cœur du plus grand quartier d’affaire de France. Sauf qu’il n’a pas fallu attendre longtemps après la fin du film pour que les premières critiques fusent. La première mèche est allumée par le média en ligne Fanatic Climbing. D’abord « surpris » par l’engagement de Seb Bouin dans ce type d’ascension, son éditorial pointe surtout une opération de communication malheureuse allant même jusqu’à se demander si les grimpeurs n’auraient pas fait la publicité indirecte de Total Energies.
« Je lui ai demandé de me proposer une tour facile pour un premier solo urbain à ses côtés, et c’est celle-ci qu’il m’a suggérée »
Seb Bouin, quant à lui, n’avait pas anticipé la polémique. « Je ne pensais pas que cela prendrait une telle ampleur. Je cherchais simplement à rencontrer Alain Robert et à vivre cette expérience ». Nous explique t'il lors de notre échange téléphonique à ce sujet. Concernant le choix de la tour, Seb Bouin explique qu’il n’a pas été motivé par des considérations politiques ou économiques : « Je lui ai demandé de me proposer une tour facile pour un premier solo urbain à ses côtés, et c’est celle-ci qu’il m’a suggérée. Jusqu'au bout je n'étais pas certain que j'allais réussir à le faire ».
Leo Urban, qui se réjouit de voir Seb Bouin mettre l’univers de l’escalade urbaine en lumière, nous confirme d'ailleurs que c'était une proposition raisonnable : « Cette tour est accessible, particulièrement pour Alain Robert qui a 62 ans. Et pour une première expérience dans cet univers pour Seb c'est un choix de survie ». Seb nous a d’ailleurs confirmé qu'il avait prévenu Alain qu'il pourrait très bien redescendre à 15 mètres s'il ne se sentait pas à l'aise, ce qui est loin d'être une option possible sur toutes les ascensions de ce type.
Écologie à géométrie variable
Le choix, toujours le même, d’escalader la tour Total a soulevé un véritable débat sur la responsabilité écologique des sportifs. Le site Fanatic Climbing a rappelé que Total est responsable de 68 % des émissions de gaz à effet de serre en France en 2018. Seb Bouin s’est alors vu reproché une association malvenue avec un géant des énergies fossiles, lui dont l’image est pourtant souvent liée à une pratique proche et respectueuse de la nature. Cela dit, à rebours des critiques, les grimpeurs urbains que nous avons contactés balayent d'un revers de main une controverse qui n'a pas lieu d'être. Alexis Landot, qui connaît bien la tour pour l’avoir escaladée à plusieurs reprises, nous explique d’ailleurs que les options ne sont pas nombreuses : « Des tours appartenant à des entreprises aux agissements très critiquables, il n'y a que ça. Si Greenpeace avait son siège dans une tour gigantesque, on l’aurait escaladée ».
« L’escalade urbaine, c’est avant tout un défi personnel, pas une déclaration politique »
Ce point soulève un paradoxe intéressant. D’un côté, on reproche à Seb Bouin d’avoir mis en lumière un bâtiment controversé - De l’autre, on oublie que la très grande majorité des grimpeurs urbains se lancent dans des projets sans vraiment tenir compte de la symbolique des lieux qu’ils escaladent. « L’escalade urbaine, c’est avant tout un défi personnel, pas une déclaration politique », insiste Alexis Landot. Ce point de vue est partagé par Leo Urban, autre grimpeur urbain reconnu, qui était présent lors de l’ascension : « La tour Total, c'est un grand classique pour le free solo urbain, et à mon avis, ça doit plus leur casser les pieds qu'autre chose de voir autant de monde risquer leur vie sur les fenêtres de leurs bureaux ».
La France offre pour l'instant un terrain de jeu relativement permissif quant à ce genre de défi, puisqu’un flou juridique empêche les autorités de décourager ces pratiquants. Pour l’instant du moins puisque Leo Urban nous explique aussi que de nouvelles réglementations vont être prochainement appliquées : « La tour Total va faire partie des premières où l'on pourrait être condamné à payer une amende, justement parce qu'elle est trop souvent escaladée. S'il fallait une preuve que même eux ne considèrent pas que ça leur fait une bonne publicité... »
Quoi qu'il en soit, Seb Bouin s’efforce à notre micro de défendre ses positions écologistes. Lui qui estime posséder une empreinte environnementale bien plus faible que la majorité des athlètes de son niveau « Je connais personnellement tous les producteurs locaux auprès desquels je m’approvisionne, et je ne fais pas plus de deux voyages en avion par an » , précise-t-il.
Le désamour du risque
L’affaire a également mis en lumière la position délicate des sponsors. Seb Bouin a consulté Black Diamond, son principal sponsor, avant de se lancer dans l’ascension. « Je leur ai demandé si ça leur posait problème, ils m’ont dit que non », affirme-t-il. Une approbation discrète qui résonne avec la position d’autres marques, comme Petzl, qui préfèrent éviter toute association avec le free solo pour des raisons de sécurité.
François Kern, directeur marketing de Petzl, nous explique que la marque soutient ses athlètes, mais reste attachée à ses valeurs de sécurité. « Nous ne faisons pas la promotion du free solo, même si plusieurs de nos athlètes s’y adonnent régulièrement ». Il cite également l’exemple récent de Symon Welfringer, qui a réalisé une ascension en solo auto-assuré, utilisant un Grigri modifié. « Nous lui avons demandé de retirer la séquence vidéo où l'on voit ce Grigri modifié, car cela contrevient à nos principes de sécurité ». Petzl, fidèle à sa philosophie, a mis en avant la sécurité comme une priorité non négociable dans ses partenariats avec les athlètes « C'est un motif de rupture de contrat ». précise François Kern.
Au-delà de la position officielle, François Kern tient tout de même à souligner que d’autres disciplines tout aussi risquées, comme le ski de pente raide, l'alpinisme ou la plongée en apnée, ne font pas l’objet de la même controverse médiatique. Pourtant, ces pratiques comportent un risque équivalent, voire supérieur. Pour lui, c’est la nature spectaculaire du free solo qui en fait une pratique à part : « Mais on va pas se mentir, des gens qui font du free solo, il y en a un paquet. Juste, ils n'en parlent pas ».
L'indignation comme levier de communication
Un autre ingrédient de cette controverse réside dans l’amplification médiatique de l’événement. Alexis Landot, sceptique quant au traitement de cette ascension, dénonce une tendance à la simplification des débats. « En très peu de temps, on a à la fois glorifié le free solo et verrouillé la pensée autour de son impact. » Selon lui, la médiatisation de l’ascension a davantage cherché à attirer l’attention qu’à comprendre réellement les enjeux de l’escalade urbaine. Ce phénomène, déjà présent dans d'autres disciplines, montre à quel point la notoriété de Seb Bouin a joué un rôle dans la controverse.
Alexis Landot souligne également l’hypocrisie de certains acteurs : « Je rigole bien quand des sites publient un article pour dénoncer l’ascension de Seb, alors qu'il y a quelques mois ils étaient ravis de faire un cross post Instagram d'une vidéo de mon ascension sur cette même tour ». Pour lui, ce double discours, qui semble se brancher sur un courant d’opportunisme, est symptomatique d’une tendance actuelle où l’indignation devient un levier comme un autre pour capter l’attention.
« Une négligence de ma part »
À l'origine, Seb Bouin avait prévu de faire immortaliser l’ascension par un ami, mais celui-ci n’étant pas disponible, il a fait appel à Jan Virt, photographe officiel de l’IFSC (Fédération Internationale d'Escalade). Jan Virt, bien qu'il n'était pas en mission pour l'IFSC, a capturé, partagé et commercialisé ces images qui ont contribué à donner une dimension plus officielle à l’événement. « J’ai demandé à Jan de prendre les photos quelques jours avant, c’était assez improvisé, il habite pas loin », nous explique Seb Bouin.
Concernant la photo polémique où le logo Total apparaît en gros plan, Seb Bouin clarifie : « Cette photo où l'on voit en gros plan le logo, c’était une négligence de ma part. Instagram a automatiquement découpé l'image qui était en paysage pour le carrousel, et je n’y ai pas fait attention. Je n'aurais pas dû laisser passer ».
Ce qui, à l’origine, devait être une simple rencontre entre deux grimpeurs venus de mondes différents s’est rapidement transformé en un débat bien plus large, où se mêlent des questions d’écologie, de sécurité et de symbolisme. Seb Bouin, malgré ses intentions de vivre un défi personnel, s’est retrouvé au cœur d'une controverse qui montre à quel point la gestion de son image peut être délicate pour un athlète. À travers nos échanges, deux réalités se distinguent : d’un côté, les codes de l’escalade urbaine, encore mal connus du grand public, et de l’autre, un grimpeur de falaise, qui, bien qu’il ne cherchait pas spécialement à faire de cette ascension un coup médiatique, a tout de même pris quelques mesures pour la documenter. Le croisement de ces deux univers a révélé des tensions qui découlent, en partie, de cette méconnaissance mutuelle des attentes et des différentes lectures de l’événement.
Que l’on approuve ou non cette ascension, elle ouvre un espace de réflexion sur l’évolution des pratiques sportives extrêmes et leur perception dans une société où chaque geste peut être scruté et interprété. Si cette attention accrue aux considérations sociales, politiques et environnementales est un signe des temps modernes – un progrès que l'on trouve positif –, elle peut aussi parfois entrer en collision avec des initiatives spontanées. Comme celle de Seb Bouin, qui, sans vouloir totalement rester en dehors du cadre, a manifestement sous-estimé le potentiel symbolique de cette ascension.