Seb Berthe sur le Dawn Wall : l’épopée du bout des doigts
Grimper, c’est autant une affaire de trajectoire que de sommet. Certains se contentent de collectionner les croix, d’autres tissent une histoire avec chaque prise. Seb Berthe appartient à la catégorie des grimpeurs qui considèrent que le chemin compte autant que la ligne, et que la performance, aussi exceptionnelle soit-elle, ne suffit pas si elle n’a pas de sens.

Le 31 janvier 2025, après quatorze jours suspendu sur la Dawn Wall, il s’est hissé au sommet d’El Capitan, achevant l’un des défis les plus exigeants de l’histoire de l’escalade. Un exploit d’autant plus remarquable qu’il ne se résume pas à ces deux semaines de lutte verticale. Il avait commencé bien avant, quelque part sur l’Atlantique, quand Seb et son équipe ont embarqué sur un voilier pour traverser l’océan, refusant de céder à la facilité du transport aérien.
« L’intention reste inchangée : se rendre en Amérique et au Yosemite en boycottant le transport aérien pour des raisons claires d’écologie et de justice sociale. »
Une manière de rester fidèle à ses convictions, quitte à allonger le voyage et à arriver au pied du mur avec une fatigue en héritage. Mais à quoi bon grimper si ce n’est pas pour aller jusqu’au bout de sa logique ?
900 mètres d’obsession
Le Dawn Wall ne se laisse pas conquérir. 900 mètres de granite impassible, 32 longueurs, 19 au-delà du 7c+, deux crux en 9a. Un défi qui, en 2015, avait demandé à Tommy Caldwell et Kevin Jorgeson sept ans d’efforts acharnés avant qu’ils ne parviennent à en signer la première ascension. Depuis, peu s’y sont frottés, et encore moins l’ont domptée.
Seb, lui, avait déjà tenté sa chance en 2022. Mais la paroi n’était pas prête à lui céder quoi que ce soit.
« La quête des solutions pour venir à bout de ces longueurs me hante jour et nuit : quels sont les chaussons à utiliser ? Comment se placer au mieux pour faire tel ou tel mouvement ? Comment gérer ma peau ? »
Deux ans plus tard, il revient, mieux préparé, mais sans aucune garantie. Rien n’a changé sur cette paroi, et surtout pas son exigence.
L’équilibre fragile entre ténacité et acharnement
Dès les premiers jours, les signes sont mauvais. Le corps encaisse avant même que l’escalade ne commence. Hissant 130 kilos de matériel en solo jusqu’au camp portaledge, il se bloque le bas du dos. Impossible de grimper sans douleur.
« J’ai une grosse douleur au niveau des lombaires dans n’importe quel mouvement... Il me faut 4 jours de repos. »
Quatre jours suspendu entre frustration et résignation, alors que la météo dicte son tempo et que le créneau d’ascension commence déjà à se refermer. Il pourrait attendre, temporiser, mais la fenêtre est trop belle pour être ignorée. Le mur n’attendra pas.
Dès les premières longueurs, le combat dépasse la simple grimpe. Il faut remonter sur des centaines de mètres de cordes, hisser des sacs dans un équilibre précaire, gérer la fatigue qui s’installe, le froid glaçant la nuit, le soleil brûlant le jour. La peau s’use plus vite que les forces ne se régénèrent. Les zipettes se succèdent.
Arrive alors la longueur 14, un 9a vicieux et précaire, celui-là même qui lui avait coûté sa tentative précédente. Il tombe. Une fois, deux fois, dix fois.
« Je m’élance dans le crux 3 avec envie, je n’ai rien à perdre. (...) Je fais le grand mouv, puis le suivant et encore le suivant. Mon pied reste en place. Je m’apprête à aller chercher le bac final... Ça y est ! J’ai enchaîné la 14 ! Sous la neige ! »
Ce que la chaleur du jour lui avait refusé, la tempête de neige l’a laissé passer. Un basculement d’équilibre aussi arbitraire que l’escalade elle-même.
Le tic-tac du compte à rebours
Loin d’être un point final, cette victoire marque le début d’une autre urgence. La tempête approche, et si la pluie s’abat avant qu’il n’ait atteint le sommet, la voie deviendra impraticable pendant une semaine.
« Il me reste 2 jours et une nuit de grimpe pour enchaîner les 5 dernières longueurs dures et les 11 longueurs finales un peu plus faciles. »
La notion de difficulté devient relative quand chaque geste coûte plus qu’il ne rapporte. Six doigts en sang, des orteils sans circulation, un corps qui ne répond plus qu’à la force de l’habitude. Il grimpe, non plus pour enchaîner, mais pour tenir, pour avancer, pour ne pas céder.
Une nuit blanche pour tout finir
À 2h du matin, il atteint Ship Bow, dernier point de repos. Plus de force, plus de lucidité, mais pas d’autre option que d’avancer.
« Je dois me battre à chaque relais, j’ai l’impression que je vais m’évanouir, ou vomir. »
Le sommet est là, à une poignée de longueurs. À l’aube, il s’élève une dernière fois, dans un état second, le corps en miettes, la tête ailleurs.
« Je grimpe la dernière longueur rapidement, dans un état second. Je me rétablis au sommet à 8h. Victoire ! »
Il pourrait savourer. Il pourrait crier, laisser éclater la joie. Mais il n’y a plus d’énergie pour ça. Juste une lassitude immense et un mur enfin derrière lui.
Un sommet ne suffit pas
Ranger cette ascension dans la catégorie des performances sportives serait réducteur. Seb Berthe ne grimpe pas uniquement pour empiler des records. Sur le sommet, il déploie une bannière : "El Cap climbers against Fascism"
Le message est clair. L’escalade ne vit pas hors du monde.
« Le silence est complice, la résistance est un devoir. Le fascisme ne se résume pas à des discours haineux : il est aussi dans les violences policières, les discriminations racistes et systémiques, les attaques contre les droits des femmes et des minorités de genre. »
L’escalade a longtemps voulu croire qu’elle était apolitique, qu’elle pouvait rester neutre. Elle ne l’est pas. Aucun espace ne l’est.
Un mur, un combat, une trajectoire
Seb Berthe a signé l’une des ascensions les plus dures de l’histoire. Il aurait pu s’arrêter là, savourer son exploit, se fondre dans la tradition du grimpeur discret. Mais grimper, pour lui, ce n’est pas qu’une affaire de lignes et de chiffres. C’est une trajectoire. Un mur à gravir, certes, mais aussi une position à prendre.
Et quitte à laisser une trace, autant qu’elle compte.