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Massification de l’escalade : le vertige des grandeurs ?

L’escalade est-elle en train de devenir une pratique mainstream au même titre que le foot ? C’était la question un peu provoc’ posée en janvier dernier par Lucien Martinez, rédacteur en chef de Grimper Magazine, lors d’une conférence organisée par Vertige Media au Salon de l’Escalade. Accompagné par l’économiste Gilles Rotillon, grimpeur et observateur affûté du milieu depuis 60 ans, ils ont tenté de décrypter la « massification » annoncée de l’escalade, entre croissance vertueuse et dérives potentielles.


Gilles Rotillon
Gilles Rotillon © Le Cinoche

L’escalade, nouvelle religion populaire ?


À première vue, le succès de l’escalade ne fait aucun doute. « Quand j'étais au lycée, personne ne grimpait autour de moi, personne ne savait ce que c'était des chaussons d'escalade », se souvient Lucien Martinez.


« Dans ma famille, personne ne grimpait, mes cousins, cousines ne savaient pas ce que c'était, on me prenait un peu pour un hurluberlu. Ces 5 dernières années, je ne compte plus le nombre de vieilles paires de chaussons que j'ai données à des cousins, à des amis qui ne savaient pas ce que c'était l'escalade à l'époque. » 

Le constat est unanime, et confirmé par Gilles Rotillon, économiste de l’environnement :


« Il y a 20 ans, l'escalade n'apparaissait absolument pas dans ce recensement-là. Aujourd'hui quand vous posez la question, l'escalade apparaît, et elle n'est pas en dernière position des pratiques. Donc ça veut dire quand même qu'au niveau social, dans la société, elle est reconnue comme une activité. »

Pour preuve ? La multiplication spectaculaire des salles d’escalade, le boom du matériel, mais aussi la croissance exponentielle des topos recensant les falaises en France : « La première édition du Guide du Cosiroc, qui date de 1982, faisait 100 pages. En 1999, la huitième édition faisait 471 pages. Si on faisait une édition aujourd'hui, elle serait le double de ça, je suis sûr, » affirme Gilles Rotillon.


Alors oui, le sport vertical a bel et bien pris de l’envergure, mais s’agit-il pour autant d’une massification générale ou plutôt d’un phénomène ciblé, urbain, réservé à certaines catégories socio-professionnelles ?


Lucien Martinez
Lucien Martinez © Le Cinoche

Escalade populaire ou élitisme urbain ?


Dans la salle, les voix nuancent rapidement l’image triomphante d’une pratique devenue ultra populaire. Un gérant de salle bruxelloise témoigne :


« Oui, la fréquentation augmente, mais ce n’est pas encore la facilité absolue, le tapis rouge pour attirer sponsors et partenariats comme dans le foot. » 

D’autres questionnent même la définition du terme escalade, renvoyant aux jeux d’enfants dans les arbres ou aux salles aseptisées des grandes villes.


À Fontainebleau, un grimpeur souligne un autre biais :


« On ne sait pas vraiment si cette croissance est proportionnelle à la démographie générale. Y a-t-il réellement davantage de grimpeurs en pourcentage ou simplement plus de monde ? »

Pourquoi cette croissance ?


Pour Gilles Rotillon, les racines de ce boom sont doubles. « D'abord, dès les années 70, on a équipé les falaises. La chute, autrefois synonyme de danger mortel, est devenue un moyen de progression. L'escalade s'est autonomisée par rapport à l'alpinisme, elle est devenue une activité en propre. »


Mais ce changement technique s’est conjugué à une évolution économique mondiale majeure : la baisse des gains de productivité dans les secteurs industriels classiques. Résultat ? « Des capitaux immenses cherchant de nouveaux marchés ont investi massivement dans le loisir. Et l’escalade était parfaite pour ça : rentable, urbaine, accessible. » Pas étonnant que cette discipline ait rapidement rejoint la liste des nouveaux sports olympiques, aux côtés du skate et du breakdance – activités jeunes, dynamiques, à forte rentabilité potentielle.


L'escalade pratique en croissance
© Le Cinoche

Entre vertus et dérives


Mais la croissance est-elle forcément une bonne nouvelle ? Dans l’auditoire, les réactions oscillent entre enthousiasme et méfiance. Une grimpeuse occasionnelle déplore les tarifs prohibitifs des salles urbaines : « Ça reste élitiste, réservé à une catégorie sociale aisée. » Un ouvreur professionnel voit la dynamique d’un œil ambivalent : « Ça crée des emplois, c’est formidable, mais l’ambiance et la culture originelle de la grimpe se diluent. »


Pour Gilles Rotillon, il ne s’agit pas tant d’une aseptisation que d’une autonomisation progressive des pratiques : « Il y a une autonomisation relative en ce moment de la pratique en bloc. Le scénario le plus probable, c'est une autonomisation encore plus importante si la gestuelle dans les salles d'escalade continue sur ce chemin, de plus en plus gymnique. C'est autre chose clairement, ce n'est pas la même escalade qu'on trouve en milieu naturel. »


Attention au « syndrome de l’Everest »


Mais le vrai danger, selon Lucien Martinez, serait ailleurs. Avec la massification se dessinent les premières dérives : « On aménage les falaises à outrance, on bétonne les parkings, on envisage de certifier des falaises comme on certifie un parc d'attraction. » Ce risque de « perte de sens » est réel. Gilles Rotillon abonde :


« L'extrême d'une certaine façon, c'est l'Everest. Pourquoi l'Everest se passe comme ça ? Parce qu'on a retiré au maximum le risque de mort, on en a fait un produit commercial. »

Pour éviter cela, les deux intervenants insistent : il faut préserver la responsabilité des grimpeurs dans l’équipement et l’entretien des sites, maintenir la culture associative, et surtout favoriser le lien entre salle et falaise. « L'escalade à l'école, par exemple, est quelque chose de formidable, elle démocratise la pratique en la sortant du tout marchand », rappelle Gilles Rotillon.


Une vigilance collective


Alors, cette croissance, bonne ou mauvaise nouvelle ? Au final, pas de réponse définitive mais un appel à la vigilance. L’escalade évolue, c’est indéniable, mais elle se tient sur une ligne de crête : d’un côté, l’ouverture, la démocratisation, l’emploi ; de l’autre, la perte du sens initial, la marchandisation excessive, l’érosion culturelle.


À chacun, grimpeur ou acteur de la grimpe, de peser dans le bon sens. De rester vigilant face aux dérives potentielles, pour que l’escalade reste avant tout ce qu’elle doit être : une histoire de passion, d’équilibre, et d’humanité.


📽️ Vidéo complète de la conférence :



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