Une histoire de l'alpinisme au féminin : justice pour celles qu’on a oubliées
« Les femmes seront payées autant que les hommes quand elles grimperont torse nu. » Cette phrase, prononcée par Marco Scolaris, président de l’IFSC, en réponse à Lynn Hill qui réclamait l’égalité des récompenses entre hommes et femmes, résume tout un pan des obstacles auxquels les femmes continuent de faire face. Plus qu’une maladresse, elle révèle un système où la performance féminine est encore trop souvent reléguée au second plan, soumise à des jugements sexistes et paternalistes.
Dans ce contexte, "Une histoire de l'alpinisme au féminin", signé par Stéphanie et Blaise Agresti, se dresse comme une cordée courageuse face à ces inégalités. Ce livre ne se contente pas de documenter des exploits : il questionne les silences de l’Histoire et les absences criantes. « Nous avons voulu combler un vide », confie Stéphanie. Un vide qui n’a rien d’anecdotique, mais qui reflète une société où la légitimité des femmes à occuper les sommets reste trop souvent mise en doute.
C’est au Festival Femmes en Montagne, entre deux projections, que Stéphanie et Blaise Agresti nous ont confié les coulisses de ce projet ambitieux. Ensemble, ils incarnent un équilibre entre tradition et modernité, entre introspection et militantisme. Blaise, ancien chef du peloton de gendarmerie de montagne à Chamonix, et Stéphanie, enseignante passionnée de nature et de transmission, partagent une conviction commune : « Les femmes n’ont jamais été absentes, elles ont juste été invisibilisées », résume Blaise. À l’image du festival, qui célèbre la place des femmes dans les sports de montagne, leur livre a pour ambition de rendre visibles ces trajectoires oubliées.
Un héritage familial et des figures effacées
Pour Blaise, la montagne n’a jamais été qu’un terrain de jeu. Fils d’un guide de haute montagne et grimpeur depuis son enfance, il a grandi entouré de figures légendaires, dont plusieurs féminines. « Ma mère était alpiniste, et autour d’elle gravitaient des personnalités comme Sonia Livanos ou Martine Roland, la première femme guide en France », raconte-t-il. Pourtant, même à Chamonix, berceau mythique de l’alpinisme, ces noms restent peu connus. « Quand on évoque Sonia Livanos, combien savent qu’elle était l’une des plus grandes grimpeuses des années 50 et 60, au même titre que son mari Georges ? » Une ombre portée par des siècles de récits biaisés, où l’héroïsme est systématiquement masculin.
Ce poids des récits masculins est d’autant plus lourd qu’il s’inscrit dans des structures sociales plus larges. Stéphanie, qui a découvert l’escalade aux côtés de Blaise, a souvent ressenti cette dynamique.
« En tant que femme, on nous perçoit d’abord comme des suiveuses, même quand on grimpe en tête. Il fallait montrer que ces femmes-là n’étaient pas en marge, mais bien au cœur de l’histoire. »
Ce besoin d’équilibre, les Agresti le vivent aussi dans leur quotidien. Parents de quatre enfants, ils ont fait de la montagne un terrain de transmission. « Chaque été, nous partons grimper ensemble. C’est notre manière de transmettre une culture du lien », explique Stéphanie.
Le Cervin et les zones d’ombre de l’Histoire
Une question demeure : pourquoi ces figures féminines sont-elles si peu présentes dans les récits officiels de l’alpinisme ? Blaise, d’un ton direct, avance une hypothèse : « Elles faisaient de l’ombre aux hommes. » Prenons Lucy Walker, première femme à gravir le Cervin en 1871. À l’époque, elle monte en jupe, sans l’équipement moderne, et réussit là où tant d’autres ont échoué. Pourtant, son exploit est effacé des récits, alors que la première ascension masculine, marquée par la tragédie, occupe toutes les pages. « Lucy Walker n’existe pas dans les livres d’histoire, alors qu’elle a réalisé cet exploit six ans après Whymper. » Ce silence n’est pas un oubli innocent.
« Quand elles étaient couvertes, c’était souvent pour les ridiculiser. Si une femme réussissait une course, on minimisait la difficulté ou l’intérêt de la voie. »
Stéphanie souligne un paradoxe : « L’alpinisme, avec sa culture du dépassement, devrait être un espace d’émancipation. Pourtant, il a longtemps été un bastion de conservatisme. » Pire, la maternité devient un prétexte pour étouffer les ambitions des femmes. « Une mère grimpeuse ? On la traite d’irresponsable, alors qu’on ne pose jamais cette question aux hommes », ajoute Blaise.
Un livre politique, malgré eux
« Ce n’est pas un ouvrage féministe au sens militant », précise Stéphanie, visiblement prudente avec le terme. Non pas par désaccord avec son essence, mais à cause de la connotation qu’il peut engendrer. En réalité, il est impossible de raconter l’Histoire sans faire acte politique. « Dès qu’on met en lumière des récits invisibles, on interroge les structures de pouvoir et les inégalités », admet Blaise. Ce livre est une forme de justice, une tentative d’équilibre entre une vérité enfouie et une histoire trop souvent univoque.
Pour les Agresti, l’objectif n’était pas de plaider une cause avec un prisme unique, mais de proposer une vision équilibrée.
« Nous avons voulu montrer que ces femmes n’ont pas leur place en marge, mais au centre de l’histoire. »
Cet équilibre, ils l’ont cherché dans les archives alpines, où les récits masculins dominants ont longtemps noyé les voix féminines. « Elles n’écrivaient pas sur elles-mêmes, et personne ne racontait leur histoire », explique Stéphanie. Ce travail d’exhumation a souvent relevé de l’archéologie, avec des découvertes précieuses dans les archives de l’ENSA ou au détour de rencontres avec des alpinistes des années 70 et 80. « Ce travail de fourmi nous a permis de mettre en lumière des parcours extraordinaires, mais encore méconnus », précise Blaise.
Un défi d’accessibilité
Si le livre se penche sur l’Histoire, il pose aussi des questions brûlantes. « La montagne devient un loisir élitiste », regrette Stéphanie. « Que ce soit pour des raisons financières ou culturelles, beaucoup d’enfants, même à Chamonix, ne connaissent pas leur environnement. » Blaise renchérit : « Les enfants des classes populaires ont souvent moins accès à la montagne, même quand ils vivent à ses pieds. C’est un problème de société. »
Cette réflexion s’étend aux défis environnementaux. « On ne peut plus ignorer que la montagne est dégradée par le réchauffement climatique et la surfréquentation », ajoute Blaise. Dans ce contexte, rendre la montagne accessible ne signifie pas seulement permettre à plus de gens d’y aller, mais aussi en garantir la pérennité pour les générations futures.
Une montagne pour tous : un défi collectif
Lors d’une séance de dédicaces, un homme s’approche timidement de Blaise Agresti. Après quelques instants d’hésitation, il finit par déclarer : « Je vais le prendre pour ma femme. » Une réponse qui résume, selon Blaise, une incompréhension persistante. « Ce sont les hommes qui devraient lire ce livre. Les femmes savent déjà ce qu’il raconte, ce sont elles qui en subissent les conséquences. Mais les hommes, eux, doivent déconstruire leurs certitudes. »
Car au-delà des exploits relatés, "Une histoire de l'alpinisme au féminin" est avant tout une leçon d’humanité. C’est une invitation à élargir notre regard, à interroger les structures qui façonnent nos récits et à reconnaître les voix trop longtemps laissées dans l’ombre. Si l’alpinisme se veut le reflet de la société, alors sa transformation ne pourra être qu’universaliste. Comme le résume Blaise : « Si nous voulons une montagne plus inclusive, plus accessible et plus respectueuse, il faut que ce débat devienne universel. »
"Une histoire de l'alpinisme au féminin" est disponible aux éditions Glénat en cliquant ici.