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Photo du rédacteurGuillaume Guémas

Himalaya à vendre : l’alpinisme à l’ère du selfie

Lors du Festival International du Film et du Livre d’Aventure (FIFAV) de La Rochelle, nous avons eu la chance de rencontrer François Carrel, journaliste et auteur de Himalaya Business (éditions Guérin), un ouvrage percutant qui plonge dans les coulisses d’un Himalaya méconnu, celui du tourisme de luxe et des expéditions calibrées comme des produits. Dans le cadre de cette 21e édition du FIFAV, son regard acéré sur l’industrialisation de l’Himalaya a résonné avec un public déjà ému par les récits d’aventure authentiques projetés tout au long de la semaine. Ce livre ne laisse pas indifférent : il questionne, dérange, et surtout, fait réfléchir. Voici une plongée dans cet échange sans concessions.


Mont Everest

« Les Népalais ne sont pas là pour faire de la performance, ils sont là pour bosser »


La première question que soulève Himalaya Business, c’est celle de la place des Népalais dans cette transformation du tourisme de haute altitude. Pendant des décennies, les agences occidentales ont verrouillé ce marché. Ce temps est révolu. « Les Népalais ont compris qu’il fallait prendre leur revanche, explique François Carrel. Ils ont adopté les techniques inventées par les guides occidentaux et les ont poussées à leur maximum d’efficacité. »


« On est dans un des pays les plus pauvres du monde. Les Sherpas ne cherchent pas la reconnaissance. Ils cherchent à gagner leur vie. »

Pour les Népalais, il ne s’agit pas de conquérir des sommets en quête de gloire personnelle, mais de pragmatisme. « On est dans un des pays les plus pauvres du monde. Les Sherpas ne cherchent pas la reconnaissance. Ils cherchent à gagner leur vie et à faire carrière. Ils sont devenus des travailleurs d’altitude, des experts en logistique, et ce sont eux qui tiennent aujourd’hui les rênes de ce business. »


Ce modèle, porté par une génération ambitieuse et formée sur le tas, incarne une transformation profonde. Parmi ces figures montantes, Nirmal Purja – alias Nims – est un symbole. « Ce qui est fascinant avec Nims, c’est qu’il n’est pas Sherpa, pas alpiniste de base, et pourtant il a appris des meilleurs. Aujourd’hui, il est à la tête de sa propre agence et représente cette nouvelle vague de patrons d’agences népalaises qui bâtissent des fortunes. »


L’Himalaya, produit de luxe garanti « réussite »


L’Himalaya, autrefois sanctuaire des aventuriers, est devenu un terrain de jeu pour ceux qui peuvent payer. Et les agences népalaises l’ont bien compris. « Les gens déboursent 50 000, 100 000, voire 200 000 dollars pour atteindre un sommet. Mais ce qu’ils achètent, ce n’est pas une aventure, c’est une réussite. »


Cette transformation a tout changé. « Sur les 8000 mètres, tout est préparé : cordes fixes, oxygène, itinéraire balisé. Même les treks d’approche, qui étaient une initiation, ont disparu. » François Carrel cite l’exemple du Manaslu, où les expéditions commencent directement au camp de base, en hélicoptère. « Ce qui faisait l’essence de l’himalayisme – la marche, l’acclimatation progressive – a disparu au profit d’un tourisme déconnecté, totalement hors-sol. »


« À Katmandou, certaines agences proposent des allers-retours en hélicoptère au camp de base de l’Everest. Une journée suffit pour ‘vivre l’expérience’. Vous posez un pied sur place, prenez un selfie, et repartez. »

Et ce hors-sol ne s’arrête pas là. « À Katmandou, certaines agences proposent des allers-retours en hélicoptère au camp de base de l’Everest. Une journée suffit pour ‘vivre l’expérience’. Vous posez un pied sur place, prenez un selfie, et repartez. L’émotion reste intacte, mais elle est vidée de tout son sens. »


Himalaya Business

« 100 % de réussite, mais à quel prix ? »


Ce système repose sur une organisation militaire, presque infaillible. « Aujourd’hui, les meilleures agences népalaises assurent un taux de réussite de 100 %. Si elles emmènent 15 clients, elles garantissent que 14 arriveront au sommet. Mais où est l’exploit ? »


Cette obsession du résultat vient au détriment de l’autonomie, qui est pourtant l’essence même de l’alpinisme. « L’alpinisme, c’est savoir renoncer. C’est choisir son itinéraire, porter son matériel, assumer l’échec. Aujourd’hui, tout est décidé pour vous. Les clients ne choisissent même plus leur moment de départ. »


« Un jour, il y aura un gros carton. Quand 400 personnes sont sur une même voie à 8000 mètres, il suffit d’un grain de sable pour que tout s’effondre. »

François Carrel met en lumière un autre point troublant : le manque de formation des guides. « Sur les 3000 guides et porteurs de haute altitude, seuls une centaine ont suivi une formation agréée au niveau international. Le reste apprend sur le tas. » Si tout se passe bien, ce système fonctionne. Mais que se passe-t-il en cas de tempête, de rupture de cordes fixes ou d’oxygène ? « Un jour, il y aura un gros carton. Quand 400 personnes sont sur une même voie à 8000 mètres, il suffit d’un grain de sable pour que tout s’effondre. »


Une émotion fugace qui remplace l’aventure


Les récits des pionniers de l’Himalaya, comme celui de Pierre Mazeaud dans Everest 78, rappellent une époque où l’approche de la montagne faisait partie intégrante de l’expérience. « Mazeaud décrit l’émotion de voir l’Everest pour la première fois après trois semaines de marche. Aujourd’hui, cette émotion est remplacée par un survol en hélicoptère et une photo prise en deux minutes. »


Cette marchandisation a des conséquences bien réelles pour les populations locales. « Dans certaines vallées, les habitants se révoltent contre la multiplication des hélicoptères. Ils n’ont pas accès à des évacuations sanitaires, alors que des touristes sont déposés chaque jour dans leurs villages. »


« L’Himalaya n’est plus un mythe, mais un produit »


Pour François Carrel, l’Himalaya ne devrait plus être vu comme le sommet de l’aventure. « Le mythe des 8000 est aujourd’hui sévèrement obscurci. Les voies normales sont devenues des autoroutes. Ce n’est plus de l’alpinisme, c’est du tourisme. »


Mais l’auteur refuse de condamner ce système. « Tant mieux pour les Népalais, qui ont réussi à construire une économie autour de cela. Mais il faut arrêter de parler d’exploit. Il faut être honnête avec ce que c’est devenu. »


Alors, où se trouve encore l’aventure ? « Elle est ailleurs. Dans les sommets vierges, les faces jamais gravies. Là, il y a encore une véritable aventure à vivre. Mais cela demande de sortir des sentiers battus, de renoncer à la gloire facile des 8000. »


Une invitation à repenser l’alpinisme


Himalaya Business n’est pas un réquisitoire. C’est une invitation à réfléchir. À remettre en question notre fascination pour un Himalaya qui a perdu son âme. « L’autonomie, l’économie de moyens, le respect des populations locales, voilà ce qui doit redevenir central. »


Parce qu’au-delà des selfies et des records, l’Himalaya mérite mieux que d’être réduit à un simple produit de luxe.


Interview réalisée par Guillaume Guémas et article rédigé par Pierre-Gaël Pasquiou. Pour retrouver l'intégralité de l'échange :



Pour se procurer "Himalaya Business" de François Carrel, cliquez ici.

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