Première grève d’ouvreurs, la Californie en tête de cordée
Ils ont l’habitude de travailler suspendus dans le vide, mais cette fois, c’est les pieds bien ancrés devant la salle qu’ils ont décidé de se faire entendre. Depuis lundi, les ouvreurs de Touchstone Climbing manifestent devant Verdigo Boulders et LA Boulders, initiant la première grève de l’histoire des ouvreurs aux États-Unis, déclenchée en réponse à une pratique jugée déloyale par le droit du travail américain.

Ce type de mouvement a un nom : grève ULP, pour Unfair Labor Practice. Une grève légale, encadrée par la loi fédérale, lorsqu’un employeur modifie unilatéralement les conditions de travail sans passer par la négociation collective. Un détail juridique, certes, mais qui en dit long sur le bras de fer qui s’installe entre ouvriers de la grimpe et gestionnaires de salles.
Car Touchstone n’est pas une salle de quartier : avec plus d’une douzaine d’implantations en Californie, de San Francisco à Los Angeles, c’est l’un des plus puissants réseaux de salles d’escalade aux États-Unis. Une vitrine de la grimpe indoor à l’américaine, bien huilée, bien marketée — mais dont les fondations sociales commencent à trembler.
D’un mur à l’autre : quand la négociation se transforme en impasse
Depuis sept mois, les discussions entre la direction de Touchstone et Touchstone Workers United — le syndicat fondé en avril 2024 — s’enlisent. Trois accords partiels. Pas de vraie avancée. Et en toile de fond, un management qui s’enferme dans le silence pendant que les conditions de travail se dégradent, bloc après bloc.
Le point de rupture survient début mars : la direction décide, sans avertir les représentants syndicaux, d’imposer une hausse des cadences. Un geste illégal au regard du National Labor Relations Act. L’allumette est craquée.
Dans un précédent article publié sur Vertige Media, on revenait sur les origines de cette mobilisation : une menace de violence en 2023, une gestion interne brouillonne, et un électrochoc collectif. Ce qui n’était qu’un murmure en salle de pause est devenu une stratégie organisée, puis aujourd’hui, une contestation publique.
Visser plus, pour gagner moins
Le cœur du conflit, c’est l’augmentation du volume d’ouverture exigée. Avant, sur les murs les plus physiques, deux à trois blocs par jour. Depuis l’été 2023, quatre blocs exigés, quel que soit le terrain, sans revalorisation salariale ni encadrement adapté.
Un email interne, daté du 7 février 2024, formalise ce que les équipes avaient déjà entendu de manière informelle des mois plus tôt. L’intensification est en marche. Et les conséquences ne tardent pas.
« J’ai eu une rupture du tendon du biceps. Deux opérations. Neuf mois d’arrêt. Je ne suis toujours pas revenu à mon niveau. »— Wes Miraglio, ouvreur à temps plein
Ceri Godinez, elle aussi en grève, détaille une journée type : une heure pour démonter les anciens blocs, quatre heures d’ouverture, une courte pause, et trois heures à tester les blocs en conditions réelles.
« On démonte plus, on lave plus, on visse plus, on teste plus. Et on s’échauffe moins. »
Le corps devient variable d’ajustement. L’usure s’accumule. Et l’encadrement, lui, regarde ailleurs.
Et la direction en rajoute une couche
Lors du dernier round de négociation, la direction de Touchstone a proposé aux salariés de :
payer leur entrée en salle… pour y travailler,
accepter une baisse de salaire,
et renoncer à leurs réductions en boutique.
Le tout présenté comme un compromis. Le syndicat résume l’affaire d’un mot : “trashiest” — autrement dit, le plus indécent, le plus méprisant.
Des propositions qui rappellent tristement les dérives déjà observées dans d’autres chaînes de salles comme Movement Climbing, visées elles aussi par des procédures pour pratiques antisyndicales.
Et comme souvent, les salariés ont choisi leur moment : la grève tombe juste avant une grande compétition prévue ce samedi dans deux salles de la chaîne. D’ordinaire, tous les ouvreurs sont mobilisés. Cette fois, ils seront dehors.

Travailler plus, mais sans se briser
Les grévistes ne rejettent pas l’exigence. Ils demandent simplement de quoi tenir dans la durée. Un encadrement digne. Un salaire cohérent. Des soins accessibles.
« Si la boîte veut qu’on ouvre quatre blocs par jour, pas de souci. Mais alors qu’elle nous donne les moyens de voir un kiné, d’avoir accès à des soins. Qu’elle reconnaisse l’usure du corps. »— Bex Vanegas, ouvreuse depuis six ans
Pas moins de travail. Mais un travail reconnu comme tel.
Le miroir fissuré du modèle indoor
Ce que cette grève révèle, c’est la tension croissante entre l’image d’une escalade inclusive, moderne, professionnelle… et les conditions réelles de celles et ceux qui la rendent possible.
Aux États-Unis, ce modèle économique en apparence florissant, repose souvent sur une exploitation tranquille :
Celui qui vend du dépassement de soi à 20 dollars la séance, pendant que les ouvreurs tirent sur des fins de mois à 15 de l’heure.
Celui qui parle de “famille de grimpe”, mais abandonne ses salariés au moindre conflit.
Celui qui veut professionnaliser la discipline… sans professionnaliser le travail.
Alors oui, c’est une grève locale. Mais c’est surtout un signal global. Un rappel que même dans un secteur qui valorise l’effort, la passion, le collectif, les luttes sociales n’ont jamais cessé d’exister. Elles sont juste plus discrètes. Jusqu’à ce qu’elles deviennent visibles.
Et cette fois, les ouvreurs n’ouvriront rien d’autre que la voie d’un rapport de force.