GRAVIR : quand l'escalade devient soin, le soin devient combat
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 5 jours
- 4 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 14 heures
« Être au pied du mur » : cette expression, vidée de son sens par des discours politiques paresseux et des métaphores usées, reprend soudain de l’épaisseur. Pour certains, ce mur est réel. Il se dresse dans les gymnases parisiens, une verticalité silencieuse, imposante, presque provocatrice. Pour les jeunes exilés accompagnés par le Centre Primo Levi, grimper est bien plus qu’un sport : c’est une revanche sur la vie, un pied de nez à leurs traumatismes. C’est GRAVIR, tout simplement.

Derrière les murs invisibles du Centre Primo Levi
Situé discrètement dans le 13e arrondissement parisien, le Centre Primo Levi reçoit chaque année plus de 400 personnes venues d’une cinquantaine de pays. Son mandat est clair : accueillir et soigner des victimes de torture et de violences politiques. Le traumatisme vécu par ces personnes dépasse souvent les capacités des soins classiques proposés en ville. Ici, l’accompagnement est pluridisciplinaire : psychologique, médical, social, juridique, et même paramédical. Chaque patient bénéficie d’une écoute attentive, souvent via des interprètes, pour garantir une prise en charge sensible et adaptée.
Le Centre Primo Levi n’est pas une structure médicale ordinaire. C’est un refuge. Un lieu qui répare les liens brisés par l’horreur, où les traumatismes s’expriment souvent dans des silences assourdissants, des regards fuyants, des corps pliés par le poids d’un passé trop lourd. Mais comment restaurer la confiance en soi et en l’autre lorsqu’elle a été méthodiquement détruite ? La réponse, aussi improbable que radicale, viendra d’un mur d’escalade.
Pourquoi l’escalade ? L’intuition thérapeutique d’Hélène Desforges
À l’origine de GRAVIR, il y a Hélène Desforges, kinésithérapeute engagée au Centre Primo Levi, qui avait déjà expérimenté l’impact positif de l’escalade auprès d’enfants handicapés moteurs. L’intuition est audacieuse : utiliser l’escalade, pratique sportive exigeante, pour aider ces jeunes à retrouver un ancrage, à canaliser leurs énergies physiques et psychiques.
« Nous faisons le pari que l’escalade peut apporter une ossature à nos patients en situation post-traumatique, qui manquent de repères et ont beaucoup de liens à retisser », explique-t-elle.
L’idée n’est pas de substituer une thérapie classique à l’escalade, mais plutôt d’offrir une expérience nouvelle, structurante. L’escalade, sport du risque maîtrisé et de l’engagement contrôlé, est un parfait catalyseur pour reconstruire la confiance en soi et en l’autre. Chaque séance devient une métaphore du soin lui-même.
La verticalité comme dispositif thérapeutique
Chaque semaine, les jeunes sont accueillis autour d’une collation dans un café voisin. Ce premier moment n’est pas anodin : il s’agit d’ancrer dans un rituel apaisant un groupe aux membres souvent hésitants à se livrer. Puis vient le temps de l’échauffement et de l’équipement. Sous la supervision d’un moniteur diplômé d’État, épaulé par des bénévoles du Club Alpin Français et deux cliniciens du Centre, les adolescents grimpent pendant une heure et demie.
Dans cet espace, chaque geste prend sens. Le grimpeur doit apprendre à gérer sa peur, à structurer son mouvement. Celui qui assure, lui, doit être pleinement engagé dans l’instant. L’engagement sportif est autant physique que moral : « Je te protège, tu me protèges », explique simplement Hélène Desforges. La confiance perdue se reconstruit sur cette assurance mutuelle, sur cette sécurité réciproque.
L’alliance improbable : Primo Levi et le Club Alpin Français
Le partenariat avec le CAF peut paraître improbable : une association accueillant des victimes de violences politiques et un club alpin historiquement ancré dans une culture montagnarde traditionnelle. Pourtant, la rencontre fonctionne parfaitement, fondée sur des valeurs communes d’accueil et de transmission. Le CAF offre matériel, assurance et accès aux gymnases parisiens via un système de « PASS », facilitant l’accès à des jeunes dispersés dans toute l’Île-de-France.
Mais cette collaboration n’est pas sans difficultés. La nécessité absolue d’anonymat complique la gestion quotidienne. Pas de groupes WhatsApp, pas d’identification numérique directe. Chaque interaction doit être individualisée, soigneusement calibrée, respectueuse de parcours fragiles.
Premières prises, premiers résultats
Le projet a dépassé toutes les attentes initiales. Alors qu’Hélène Desforges espérait garder 4 à 5 jeunes sur les 10 initiaux, ce sont finalement 9 adolescents qui participent régulièrement. Physiquement, ces jeunes semblent même parfois plus débrouillards que d’autres débutants. Psychologiquement, les bénéfices se font sentir dans les séances au Centre : une confiance en soi accrue, une socialisation apaisée, un rapport au corps retrouvé.
Un des jeunes participants raconte spontanément : « Ce n’est pas plus dur que d’aller chercher des fruits dans les arbres quand j’étais enfant ». Un autre souligne la complicité nécessaire en escalade, source de liens solides et réparateurs.
Le défi discret du financement
Le projet GRAVIR nécessite un financement régulier et conséquent. Encadrement professionnel, matériel (baudriers, chaussons), transport, collations, tout cela a un coût. Dans un contexte politique instable et une réduction drastique des financements publics et privés dédiés à la solidarité, chaque euro se négocie âprement. Le Centre Primo Levi explore actuellement des pistes auprès de fondations privées et lance des campagnes de crowdfunding pour pérenniser GRAVIR, mettant en avant la santé mentale comme grande cause nationale en 2025.
Pérenniser, démultiplier, élargir
L’avenir du projet est ouvert et ambitieux. Le CAF envisage déjà d’étendre ce modèle à d’autres associations et publics vulnérables. La FSGT, attentive, observe ce projet pilote avec intérêt, consciente des potentialités immenses d’un tel dispositif.
À terme, l’idée est claire : permettre aux jeunes exilés de devenir autonomes, intégrés à des clubs sportifs, voire devenir à leur tour transmetteurs de savoirs auprès d’autres jeunes, créant ainsi une dynamique de résilience collective.
Devant ce mur, ce ne sont pas seulement leurs corps qu’ils ont élevés, mais leur destin tout entier. Ils ont réinvesti leurs corps, repris confiance, reconstruit des liens essentiels à leur survie psychique. « Ils ne sont plus au pied du mur, ils sont en haut », conclut magnifiquement Hélène Desforges. Et peut-être, dans ce geste-là, ont-ils aidé chacun d’entre nous à voir au-delà des murs, réels ou métaphoriques, que nous dressons trop souvent autour des souffrances qu’on ne veut pas voir.