top of page
Photo du rédacteurAlexandre Nessler

Gentrification de la grimpe : la nouvelle voie CSP+

Alors que la discipline connaît une hype sans précédent, une seule et même catégorie de population semble envahir les salles de grimpe : urbaine, aisée et hyper-connectée. Alors, l’escalade s’est-elle gentrifiée ? Décryptage entre bières artisanales, polaires Patagonia et deux sociologues.


Gentrification Escalade
© Piet pour Vertige Media

Il suffit d’enchaîner quelques sessions de bloc pour s’en rendre compte. À l’échauffement ou entre deux runs, on surprend désormais à coup sûr une conversation sur la dernière levée de fonds de la start-up en vogue, les récentes innovations d’Apple ou le rythme zinzin des cabinets de conseils. Dans certaines enceintes parisiennes, c’est même l’aménagement de l’espace et les services proposés qui frappent. Suffisamment en tout cas pour étonner Alexandre, féru d’escalade depuis le plus jeune âge : « On coupe la musique pour ne pas déranger les gens qui télétravaillent maintenant, lâche-t-il.  Dans certaines salles, on trouve même des boxes isolantes pour passer des appels professionnels. C’est à se demander si l’on est dans une salle d’escalade ou un espace de coworking ». 


AirPods, plante verte et mousqueton


On pourrait se demander si Alexandre apprécie l’offre de restauration digne d’un resto bistronomique, la crème hydratante haut de gamme en libre accès ou les alcôves qui diffusent des podcasts d’aventure. Mais il suffit de s’arrêter à son témoignage  pour constater que l’escalade en France se situe désormais loin de l’ambiance hippie des années 70, décrite dans le célèbre documentaire Valley Uprising (2014). Mais au-delà des rapides observations, la grimpe est-elle vraiment devenue tendance ? Ou pour le dire autrement, l’escalade connaît-elle un processus de gentrification ? « Ce qui est certain, c’est que ce sport a connu un effet d’offre, pose Olivier Aubel, grimpeur et sociologue du sport. En clair,  les nombreuses ouvertures de salles ont provoqué une explosion du nombre de grimpeurs ces dernières années ». À la faveur d’une grande enquête sur la typologie des grimpeurs réalisée en 2020, le chercheur est parvenu à repérer une catégorie socio-professionnelle spécifique en salle d’escalade. « On a remarqué que parmi les adeptes du bloc notamment, on trouve une part importante de cadres supérieurs à haute responsabilité et de grimpeurs déclarant un revenu mensuel supérieur à 5 000 euros par mois », détaille Olivier Aubel


 « On a remarqué que parmi les adeptes du bloc notamment, on trouve une part importante de cadres supérieurs à haute responsabilité et de grimpeurs déclarant un revenu mensuel supérieur à 5 000 euros par mois »

Si l’affluence de ce type de public trouve une origine sociologique, elle est aussi confirmée par quelques hommes de terrain comme Henri d'Anterroches, cofondateur du groupe Climbing District, qui compte 6 salles d’escalade à Paris et en banlieue proche, reconnaît que « parmi nos abonnés, beaucoup viennent de grandes entreprises ou de cabinets de conseil. Ils sont aussi nombreux à venir de la tech, des start-ups, et on compte pas mal d’ingénieurs ». L’entrepreneur précise aussi que cette population correspond à une population parisienne : urbaine, aisée et très connectée. « Quand on est à Paris, on a des Parisiens, et une population à l’image de la ville », plaque-t-il. L’argument suffit-il pour autant à expliquer l’engouement des CSP+ autour de l’escalade en ville que d’aucuns décrivent comme sans précédent ? Pas vraiment.


En tout cas, pas assez pour Jean-Laurent Cassely, ancien journaliste et fondateur de Maison Cassely, bureau de tendances spécialisé dans le décryptage des modes de vie et des questions de territoire. Selon lui, la discipline bénéficie surtout, et indéniablement, d’une revalorisation auprès d’une nouvelle génération de citadins. « Une revalorisation qui est liée au besoin des urbains de se reconnecter à la nature, ce qui est encore plus vrai depuis le Covid-19, estime l’essayiste. De la plante verte installée sur son balcon au port  de vêtements techniques en ville, il y a une sorte d’obsession pour tout ce qui concerne la nature et la montagne. L’escalade, y compris indoor et en milieu urbain, profite à mon sens de cet engouement ». C’est aussi cette volonté de reconnexion à la nature qui expliquerait les succès grandissants du trail, de la randonnée ou encore l’alpinisme. « Le raz-de-marée Inoxtag suite à la sortie du documentaire sur son ascension de l’Everest en est le dernier indiscutable exemple » relève M. Cassely.   


Le spécialiste des modes de vie mentionne également le côté pratique des salles d’escalade, dont la souplesse arrange particulièrement le public de cadres supérieurs. En effet, les salles accueillent désormais des grimpeurs à toute heure de la journée, seuls ou en groupe et sans réservation. Pour Jean-Laurent Cassely, c’est une caractéristique assez unique qui « fait de l’escalade un sport totalement aligné avec l’évolution des usages des salariés, notamment ceux qui sont maîtres de leur emploi du temps, en télétravail ou des indépendants ».


« Les nouvelles salles se sont adaptées à ce public en envoyant des signaux comme les espaces de coworking, les bières de microbrasseries, et toute une communication très similaire à ce qu’on retrouve dans les cabinets ou les start-ups »

Troisième explication, qui découle des deux premières : « Les nouvelles salles se sont adaptées à ce public en envoyant des signaux comme les espaces de coworking, les bières de microbrasseries, et toute une communication très similaire à ce qu’on retrouve dans les cabinets ou les start-ups », explique “l’ethnologue urbain”. L’accueil proposé dans les salles de bloc, inspiré des pratiques de l'hôtellerie, renforce encore davantage ce ciblage conscient ou inconscient de catégories socio-professionnelles élevées. « Il y a une similarité culturelle qui touche particulièrement ces populations. Ce sont des codes qui créent une sensation familière avec ce que l’on reconnaît dans les restaurants lifestyle ou les espaces de coworkings traditionnels qu’ils fréquentent », explique Jean-Laurent Cassely. D’autant plus qu’ils font de la salle d’escalade un espace de substitution au bar à bière tendance, par son aspect fondamentalement social favorisant les rencontres ou les moments d’échange, au pied des murs ou autour du bar. 


La glamourisation de l’escalade


Si l’on peut donc penser à première vue que l’escalade se gentrifie, Jean-Laurent Cassely préfère parler de « glamourisation », dans le sens d’une revalorisation de son image et de l’appropriation des codes de la grimpe par les classes sociales élevées. « Cela fait écho à un processus similaire que l’on retrouve dans la mode, avec les salariés de la Silicon Valley ou du secteur de la French Tech qui portent au bureau des doudounes Patagonia et des chaussures Salomon. Cette tendance a même un nom, le gorpcore, “gorp” signifiant le mélange de fruits secs consommé par les randonneurs, ça ne s’invente pas ! ».


« Cela fait écho à un processus similaire que l’on retrouve dans la mode, avec les salariés de la Silicon Valley ou du secteur de la French Tech qui portent au bureau des doudounes Patagonia et des chaussures Salomon »

Pour autant, difficile d’utiliser le terme de gentrification, dont la principale condition pour être employé est le remplacement d’une classe populaire par une classe aisée, ce qui n’est pas vraiment le cas de l’escalade, comme l’explique Olivier Aubel, le sociologue de sport. « L’escalade a toujours été une activité pratiquée par un public au capital culturel et économique élevé. Les grimpeurs ont souvent fait des études supérieures et disposent de revenus plus élevés que la moyenne de la population ». Et ce, depuis des décennies, malgré un certain imaginaire collectif qui colle à la discipline et qui voudrait que les grimpeurs soient des vagabonds sans argent, vivant d’amour et d’eau fraîche au pied des falaises.


Par ailleurs, la barrière à l’entrée qui peut se dresser face autres catégories socio-professionnelles est d’abord culturelle, avant d’être financière. Il est vrai que pratiquer l’escalade demande un certain coût, mais cela reste largement en deçà de celui du golf ou d’autres sports réputés élitistes. En revanche, en démontrant qu’elles maîtrisent parfaitement les codes culturels d’une population citadine connectée, diplômée et mobile, les salles parviennent à capter plus facilement ce groupe social souvent associé aux CSP+.


Des noeuds au cerveau


Le succès de l’escalade au sein de cette population tient également à une caractéristique propre à sa nature et reconnue par bon nombre de pratiquants : son côté cérébral. Une sorte de casse-tête mêlant habileté physique et propension à la prise de décision, ce qui attire en particulier les diplômés ou « ceux qui voient en la grimpe une manière de se muscler intelligemment », ajoute Jean-Laurent Cassely. Parmi ceux-là, des ingénieurs, des architectes, des consultants seniors, mais aussi des profils au revenu moins élevé comme les enseignants. D’autres catégories, plus créatives, émergent aussi selon Henri d’Anterroches. « Des artistes, des gens travaillant dans la mode ou le graphisme… ». Tout une panoplie de personnalités séduites par l’aspect plus élaboré et donc valorisant l’escalade par rapport à d’autres sports de salle comme la musculation.


En outre, si les cadres à haute responsabilité se démarquent par leur nombre au sein de la communauté des grimpeurs, c’est aussi parce qu’ils se retrouvent davantage que les autres dans l’escalade moderne et autonome que proposent aujourd’hui les salles. À l’image des auto-enrouleurs, qui permettent de s’assurer seul, la prévisibilité, l’efficience et le contrôle sont autant d’éléments qui leurs permettent de prendre leurs marques et s’épanouir rapidement dans cette discipline. « Cela correspond à ce qu’ils recherchent aussi dans leur métier, continue Olivier Aubel. Le côté performance et le fait de se voir progresser rapidement attise encore plus leur attrait pour l’escalade ». Sur ce point, le sociologue et Jean-Laurent Cassely se rejoignent, ce dernier désignant souvent le bloc comme « la nouvelle salle de gym ». 


Finalement, le décalage ressenti en découvrant l’ambiance des salles qui mêle l’escalade au coworking, à la bistronomie ou encore à la mode, traduit avant tout la spécificité de ce sport, à la croisée de plusieurs modes de vie. « Traditionnellement, les sports collectifs sont plus populaires et les sports individuels plus bourgeois, rappelle Jean-Laurent Cassely. L’escalade, un sport individuel qui se pratique à plusieurs et qui implique de l’entraide, de la transmission, se trouve entre les deux. Ce qui en fait une activité assez unique ». Et difficile à représenter. 

DEUX FOIS PAR MOIS,
LE MEILLEUR DE LA GRIMPE

deco logo

Merci pour ton inscription !

PLUS DE GRIMPE

bottom of page