La France a un incroyable talent : les frères Ladevant
Chaud Ladevant ! En se plaçant encore en haut du classement des championnats du monde à Longmont (USA), les frangins viennent d’asseoir un peu plus leur palmarès en compétition d’escalade sur glace. Ultra-dominateurs de leur discipline, Tristan, 26 ans et Louna, 24 ans, ont bien plus que les podiums internationaux en partage. Interview fleuve de deux frangins dans le vent, où l’on navigue entre enfance sauvage, précarité et relation fusionnelle.
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Votre histoire, c’est avant tout celle d’une relation fusionnelle…
Louna : Oui, tout à fait. C’est rare que l’on se présente de manière séparée. Avec Tristan, on se considère vraiment comme une équipe. Chaque victoire, chaque médaille, chaque projet, c’est vraiment nous deux qui les portons. Et les bénéfices de ces performances, quels qu’ils soient, sont aussi pour nous deux.
Tristan : Je pense que c’est dû à notre éducation : on a toujours veillé l’un sur l’autre. Il était donc logique que notre vie continue dans ce sens. Cela nous permet de désindividualiser beaucoup de choses : les blessures, les performances, les temps d’absence. Vu de l’extérieur, c’est « les frères Ladevant ». On mutualise aussi les démarches, les budgets. Et puis, on s'entraîne constamment ensemble. C’est une vraie émulation d’avoir toujours quelqu’un pour te pousser quand t’as du mal à avancer, qui connaît la personne que tu es, ce dont tu es capable, et qui ne va pas te mentir comme on peut parfois le faire à soi-même.
L’enfance des frères Ladevant, elle a ressemblé à quoi ?
Tristan : On a beaucoup voyagé en France quand on était petits. À une période, on a même vécu dans une yourte posée en montagne. D’abord de manière très isolée, puis un peu moins quand les contraintes de la vie nous ont rapprochés de la ville. On n’avait pas l’eau courante, pas l’électricité. Et l’hiver, la yourte n’était pas accessible par la route.
Louna : On a beaucoup été scolarisés à domicile. Même si on faisait souvent des sauts dans des établissements, en y restant un an, parfois moins. Notre mère nous laissait la liberté d’aller dans le public ou de faire l’école à la maison. Être scolarisé à domicile, c’était des avantages de fou. On était super efficace donc on gagnait un temps énorme qui nous permettait de faire plein d’autres choses.
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« Cette envie d’excellence a toujours été présente. Comme s’il y avait une revanche à prendre. On vient d’un environnement social peu aisé. Ça a même été la grosse galère. »
Tristan : On n’était pas mauvais à l’école, en plus. Donc ça facilitait aussi les choses. Les principes de société, on les trouvait ailleurs, avec les clubs sportifs et les cours de musique. On n’était pas isolés chez nous à voir personne. On a tout de même passé beaucoup de temps dehors à faire des cabanes et des bêtises.. Ce qui nous a, je pense, beaucoup poussés vers la direction dans laquelle on est aujourd’hui. Les expé’ aujourd’hui [quand ils ne sont pas en Coupe du monde, les frères Ladevant ont l’habitude de partir en expédition, généralement pour faire des big walls, que ce soit en Italie, en Suisse ou bien au Pakistan, ndlr], c’est un peu le retour aux cabanes de quand on était petits.
Vous évoluez tous les deux en Coupe du monde de cascade de glace. Louna, tu penses avoir suivi le chemin tracé par ton frère ?
Louna : Totalement. Sans lui, je n’aurais pas eu le même parcours. En parallèle du sport, on faisait beaucoup de musique, de la batterie pour ma part. J’avais vraiment envie de faire ma vie dans ce monde-là. Gamin, je voulais être une star, faire des concerts à travers le monde, etc. De son côté, Tristan a commencé la montagne. Il a notamment découvert ça avec un gars [Jean Marie Taupin, ndlr] qui l’a un peu pris sous son aile. J’ai alors commencé à me demander pourquoi je ne faisais pas ça moi non plus.
Tristan : Tu passais huit heures par jour derrière ton instrument. Moi j’étais dehors tout le temps. On ne se voyait plus.
Louna : Et puis, je voyais aussi la différence entre ce rêve de gamin, celui de faire des concerts, et la réalité de ce que cela représente, de comment est le milieu. Alors j’ai changé d’avis. Et j’ai suivi Tristan.
Être athlète professionnel, c’était un objectif pour vous ?
Tristan : Non, parce qu’on n’avait pas connaissance de ce milieu. Mais avec du recul, dans nos scénarios de gamins, il y avait toujours une notion d’ambition, de célébrité. Cette envie d’excellence a toujours été présente, quelles que soient les disciplines que l’on ait pu faire. Comme s’il y avait une revanche à prendre. Parce qu’on vient d’un environnement social peu aisé, voire pas du tout pendant une période. Ça a été la grosse galère.
Le jour où il a fallu aller aux Restos du Cœur, ça a été violent pour moi. À ce moment-là, je me suis dit : « Plus jamais de ma life, je me retrouve dans cette situation ». Et puis, notre mère nous a toujours éduqués avec l’idée de bien faire les choses. Car si l’on était un peu touche-à-tout, on ne faisait jamais les choses à moitié. Quand on a attaqué le ski, par exemple, on était nuls. Je me souviens qu’elle nous a dit à ce moment-là : « Vous allez être bons, ne vous en faites pas. On va y aller tous les jours ». On skiait je-ne-sais-pas combien d’heures. Peu importe s’il pleuvait ou neigeait.
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« On est concurrent quand on a nos baudriers en compèt. Mais au final on se bat contre une voie et pas contre l’autre, donc ça calme. »
Louna : L’aspect financier, ça m’a moins marqué. Sans doute que j’étais plus petit. D’autant que c’est quelque chose d’assez relatif. Parce qu’on faisait tout de même du ski alpin en compétition, du basket, de la musique... Mais la vie autour de ça, c’était dur. Je pense tout de même que cette précarité, c’est toujours en moi, de manière plus inconsciente. Aujourd’hui, je ne veux pas travailler pour faire beaucoup d’argent. Mais je veux tout de même gagner de l’argent. Je veux gagner ma vie.
Tristan : Il faut rester connecté avec la réalité du haut-niveau en France [où près de 60% des athlètes de haut niveau vivent avec moins de 1500€ par mois, ndlr]. Donc quand quelqu’un te propose de l’argent, tu le prends. Ou sinon, tu vas encore manger des pâtes pendant les six prochains mois.
À quel moment avez-vous basculé dans le monde professionnel ?
Tristan : Ce qui a fait la différence, c’est lorsque mon mentor, dont parlait Louna, [Jean-Marie Taupin, avec qui Tristan a partagé beaucoup d’autres aventures, à Chamonix, dans les Écrins, des grandes voies un peu partout en France, jusqu’en Suisse et en Italie notamment, ndlr] m’a proposé de partir en expé. Je n’avais pas 18 ans, c’était l’année de mon bac de français. Et là, il me proposait d’aller aux États-Unis. Il y a eu un peu de discussions avec ma mère et avec Louna. Ça a été l’élément déclencheur. En rentrant, on m’a dit : « Mais attends, tu sais qu’aujourd’hui, si t’as pas le bac, personne t’embauche. Même pas La Poste ». Sauf que je savais que j’étais assez intelligent pour toujours m’en sortir sans passer mon bac ni faire d’études. Je suis donc allé à fond dans la direction de la montagne, pour voir où ça allait m'emmener.
« Si demain, je veux faire les choses bien écologiquement parlant, alors ma carrière devrait s’arrêter. Car il est impossible pour moi d’être internationalement connu sans être allé à l’international. »
Louna : Quand on m’a dit que Tristan arrêtait les cours, j’ai dit, moi aussi j’arrête maintenant. Sauf que j’avais trois ans de moins. Donc à 15 ans, j’ai tout arrêté. On est partis pleine balle dans le projet : vivre à fond de la grimpe, quel que soit la forme que cela allait prendre. On devait tout de même continuer à apprendre des choses. L’anglais, puis le russe – le pays leader en cascade de glace à l’époque.
La compétition entre vous n’a jamais posé problème ?
Louna : Non, jamais. Parce que l’on a trois ans d’écart, donc on n’a jamais été dans les mêmes catégories. Et puis au regard de cet écart d’âge, tu ne te mets pas sur le même piédestal. Parce qu’il y a trop de différences : on n'avait pas d'éléments de comparaison directs donc c’était une compétition qui était hyper saine. Principalement à l’entraînement. Tristan était beaucoup plus fort que moi dans tout. Jusqu’à il n’y a pas longtemps…
Tristan : On a tout de même été dans la même catégorie assez jeunes. Parce que Louna était surclassé en senior. On a donc très vite participé aux mêmes compétitions. Et dès le début, il m’a mis la fessée, direct. Même quand il avait 16 ans. On est concurrents quand on est avec nos baudriers en Coupe du monde. Mais au final on se bat contre une voie et pas contre l’autre, donc ça calme.
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Vous parliez d’un besoin de prendre une revanche. Vous considérez l’avoir prise aujourd’hui ?
Louna : Oui, on pourrait parler de revanche par rapport à la première étape qui ne s’est pas passée comme prévu [en Corée du Sud mi-janvier, où ils avaient respectivement fini 5e et 13e, ndlr] mais aussi à la dernière (et la seule) de l’année passée [à la Plagne, étape à laquelle ils avaient choisi de participer malgré leur chose de faire une pause des compétitions sur la saison 2023-2024, ndlr]. Mais aussi et surtout à des années de compétitions à très haut niveau où l’on n’avait jamais réussi le coup parfait, celui de faire 1e et 2e alors que ça a toujours été notre objectif principal de faire des performances communes.
Allier pratique de haut niveau et environnement n’est pas toujours facile. Parce qu’il y a les déplacements en avion pour les compétitions, pour les expéditions aussi. Mais quand on se penche sur votre palmarès, on voit que vous avez fait des expéditions à vélo pour aller grimper des voies extrêmes, dans les Dolomites notamment. Quelle est votre position à ce sujet ?
Tristan : Si demain, je veux faire les choses bien écologiquement parlant, alors ma carrière devrait s’arrêter. Car il est impossible pour moi d’être internationalement connu sans être allé à l’international. C’est une réalité. Et les gens qui diront l’inverse, je ne suis pas sûr qu’ils soient très honnêtes avec eux-mêmes. La vie que je mène, c’est mon rêve depuis petit. J’ai mis des quantités d’énergie folles dans ce projet ! Et aujourd’hui, je ne me sens pas capable de me dire qu’en fait j’arrête tout parce que je n’arrive pas à me regarder dans le miroir. Je n’ai pas envie d’être un mec aigri à 40 ans parce qu’il ne se sera pas donné les moyens de ses rêves.
Louna : Vivre du tourisme, dans une station de ski, ça aurait été une option pour nous. Mais est-ce que, quand ce sont tes clients qui prennent l’avion, ça compte ? Le trip à vélo [dans les Dolomites, en 2022, ndlr], on voulait l’aborder sous l’angle sociétal à la base. On voulait montrer aux jeunes qu’il n’y avait pas besoin d’être sponsorisé, d’arriver d’une famille pleine de pognon, pour faire une aventure de ouf. Ça nous a coûté 727 euros, tout compris, sauf la nourriture.
Mais sans parler d’être parfait sur le sujet, ce qui n’est guère réalisable, vous n’avez pas des idées pour réduire votre impact ?
Tristan : Typiquement, l’année dernière, on a fait une saison sans compétitions. On n’a pris l’avion que pour l’expé au Pakistan. On a donc réussi à faire tourner notre année entière d’athlètes pros sur un seul voyage. Alors, sachant que si tu pars de ce principe-là, tu peux presque prendre l’avion une fois tous les deux ans si tu arrives à monter des projets européens.
Louna : Sur le long terme, on aimerait fonctionner ainsi, en trouvant des projets, des combos, avec des approches à vélo, en bateau. C’est un truc qui nous motive. Sauf qu’aujourd’hui, on n’a pas fini de faire ce que l’on a envie d’accomplir en compétition. On essaie de jongler avec notre conscience et nos objectifs de la meilleure manière possible pour s’en sortir. On doit garder une certaine forme physique pour la compétition. Ce qui est incompatible avec l’idée d’un long voyage.