Pollution invisible en salle d’escalade : ce que nos chaussons laissent dans l’air
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 7 heures
- 8 min de lecture
Adhérence maximale, performance ultime… Et pollution invisible. Une étude scientifique révèle que nos précieux chaussons émettent des additifs chimiques préoccupants dans l’air des salles d’escalade. À trop vouloir coller aux prises, aurions-nous perdu de vue ce qu’on respire ?

C’est l’un des gestes les plus anodins pour une grimpeuse ou un grimpeur : poser son pied sur une prise, ajuster ses appuis, charger son poids, recommencer. Une danse quotidienne, répétée des centaines de fois pendant chaque séance. Mais si ce geste, en apparence inoffensif, libérait à chaque mouvement des particules chimiques invisibles et potentiellement problématiques pour notre santé ? La question n’est plus une hypothèse vague ou paranoïaque, elle fait désormais l’objet d’une étude scientifique détaillée publiée dans la revue de référence ACS ES&T Air. Et les résultats méritent, pour le moins, qu’on s’y attarde sérieusement.
Quand la grimpe vire à la chimie industrielle
On savait déjà que les salles d’escalade étaient des environnements particuliers, saturés de magnésie et d’humidité, parfois mal ventilés. Mais le sujet mis récemment sur la table par les chercheurs concerne une autre pollution, beaucoup moins visible : les additifs dérivés du caoutchouc (RDCs) libérés par nos chaussons. Oui, vous avez bien lu : nos chaussons.
L’étude, menée dans neuf salles européennes (France, Suisse, Espagne et Autriche), révèle des concentrations inédites de ces substances chimiques dans l’air et les poussières déposées. Ces composés aux noms barbares – benzothiazoles, aniline, 6PPD, 6PPD-quinone ou diphénylguanidine (DPG) – sont utilisés industriellement dans le caoutchouc des semelles pour améliorer adhérence, élasticité et durabilité. Le hic, c’est que ces produits ne restent pas sagement à leur place. Ils migrent dans l’air qu’on respire.
Pollution invisible, exposition bien réelle
Ce que les chercheurs ont mis en évidence est une réalité chimique cachée derrière l’apparente simplicité d’une séance de bloc. Invisibles à l’œil nu mais omniprésentes dans l’air intérieur des salles, les substances chimiques issues de nos chaussons dépassent de loin toutes les attentes initiales des scientifiques.
Dans les salles analysées, les mesures précises indiquent ainsi des niveaux de RDCs à couper le souffle (littéralement) :
Jusqu’à 28,4 ng/m³ dans la fraction supérieure des particules respirables. Autrement dit, à chaque inspiration, ces composés chimiques entrent directement dans votre nez et votre gorge, pour finir rapidement dans votre organisme par voie digestive.
Jusqu’à 7,81 ng/m³ dans la fraction profonde, celle qui atteint directement les alvéoles pulmonaires. Là, la préoccupation monte d’un cran : ces particules fines, riches en RDCs, restent beaucoup plus longtemps dans les poumons, augmentant potentiellement leur impact sur la santé à long terme.
Mais la contamination ne s’arrête pas à l’air que l'on respire. La poussière accumulée au sol, que chacun déplace sans y penser, affiche elle aussi des concentrations inquiétantes de RDCs : jusqu’à 55 µg/g, une valeur qui écrase littéralement celles relevées dans d’autres lieux clos comme les maisons, les bureaux ou même les centres commerciaux. Plus troublant encore : ces niveaux sont parfois supérieurs à ceux détectés au bord de routes très fréquentées, là où l’on s’attend logiquement à un air saturé de polluants issus des pneus automobiles.
Pour mesurer pleinement l’ampleur du problème, un détail parlant : les salles d’escalade dépassent même les niveaux enregistrés dans des espaces sportifs déjà jugés problématiques, comme les salles de gymnastique chargées en magnésie ou les terrains de sport en gazon synthétique, pourtant connus pour émettre des particules chimiques issues du caoutchouc recyclé des pneus.
Autrement dit, en grimpant, nous respirons plus de chimie industrielle qu’en faisant du foot sur un terrain synthétique ou qu’en nous entraînant sur une poutre chargée de magnésie. Qui l’aurait cru ? La question mérite en tout cas d’être posée clairement, sans détour : l’air des salles d’escalade, prétendument saines, ne serait-il finalement qu’une soupe chimique invisible ?

La faute aux chaussons (et seulement eux)
Évidemment, la première réaction est de chercher les coupables : d’où sort cette pollution chimique, alors même qu’on pensait les salles d’escalade plutôt protégées de ce genre de problématique ? Les chercheurs ont mené l’enquête avec minutie, écartant méthodiquement d’autres pistes éventuelles, pour ne laisser planer aucun doute : les composés chimiques en cause proviennent directement et exclusivement des semelles en caoutchouc des chaussons.
Les scientifiques ont analysé en détail pas moins de 30 modèles différents du marché, et le résultat est implacable. Ces semelles, que nous chérissons tant pour leur capacité à coller aux prises, contiennent en réalité de véritables cocktails chimiques, destinés à optimiser adhérence, élasticité et résistance à l’usure. Parmi les composés détectés en très fortes concentrations (jusqu’à 3405 µg/g) figurent des accélérateurs de vulcanisation, des antioxydants industriels et divers dérivés du benzothiazole, tous largement utilisés dans l’industrie du pneu automobile.
Chaque appui, chaque « zip », chaque frottement libère ainsi des particules ultrafines chargées en ces additifs chimiques. Et ces particules ne se contentent pas de tapisser les prises. Elles restent en suspension dans l’air ambiant, suffisamment longtemps pour être inhalées par tous les grimpeuses et grimpeurs présents.
Mais alors, qu’en est-il de l’autre suspect habituel, la magnésie, accusée à tort depuis des années ? Les chercheurs ont balayé cette piste : l’observation minutieuse au microscope électronique a confirmé sans ambiguïté que les particules problématiques ont une structure caractéristique du caoutchouc. Rien à voir, donc, avec la poudre blanche tant décriée par ailleurs.

Un air chargé en chimie réactive
Et ce n’est malheureusement pas tout. Les composés libérés par l’abrasion des chaussons d’escalade ne restent pas simplement suspendus dans l’air à attendre sagement d’être inhalés. Ils entrent rapidement dans une danse chimique complexe avec l’ozone ambiant, naturellement présent dans les salles. L’étude le démontre clairement : ces réactions chimiques, loin d’être anecdotiques, produisent en réalité des composés secondaires encore plus préoccupants, capables d’amplifier les risques potentiels pour la santé des personnes présentes dans les salles.
Parmi les transformations les plus frappantes figure la conversion du 6PPD, un additif chimique largement utilisé comme antioxydant industriel dans le caoutchouc, en 6PPD-quinone, une molécule désormais tristement célèbre pour ses effets toxiques documentés sur la vie aquatique. Ce composé secondaire, déjà pointé du doigt pour avoir causé des mortalités massives chez certaines espèces de saumons sauvages aux États-Unis, se retrouve ainsi, de manière inattendue, dans l’air intérieur des salles de grimpe.
Pour appuyer leur démonstration, les scientifiques ont conduit des expériences d’ozonation en laboratoire : des particules de caoutchouc récupérées sur les prises d’escalade ont été exposées artificiellement à des concentrations élevées d’ozone pendant plusieurs heures. Les résultats, sans appel, ont confirmé que ces transformations chimiques surviennent très rapidement. Même si, précisent les chercheurs avec prudence, les niveaux d’ozone employés en laboratoire étaient supérieurs à ceux généralement rencontrés dans les salles d’escalade, l’existence même de ces réactions pose de sérieuses questions sur l’impact sanitaire à long terme.
Le phénomène, déjà observé dans d’autres contextes (comme l’usure des pneus automobiles sur les routes), prend donc une dimension nouvelle et inattendue à l’intérieur des salles d’escalade. Il justifie selon les auteurs de l’étude une urgence absolue : poursuivre rapidement les recherches pour évaluer précisément l’ampleur réelle du problème en conditions réelles, avec les concentrations typiques d’ozone des espaces clos sportifs.
Exposition : un risque sous-estimé ?
Si les niveaux élevés de pollution chimique dans l’air des salles sont désormais établis, reste une question essentielle : quelles sont précisément les conséquences de cette exposition régulière sur les grimpeuses et grimpeurs, et surtout, à quel point ce risque est-il sous-évalué aujourd’hui ?
L’étude se penche ainsi en détail sur l’exposition quotidienne des personnes les plus présentes dans ces espaces clos : les grimpeuses et grimpeurs réguliers, mais aussi et surtout les employés, qui passent plusieurs heures chaque jour dans ce milieu potentiellement chargé en RDCs. Les résultats des calculs d’exposition quotidienne potentielle, réalisés à partir des mesures relevées, révèlent des chiffres franchement inquiétants, notamment en ce qui concerne certains composés comme les benzothiazoles et les dérivés du p-phénylènediamine (PPD et quinones associées).
Les grimpeurs réguliers – a fortiori ceux qui viennent pendant les pics d’affluence, lorsque la concentration en particules est maximale – seraient ainsi exposés à des niveaux largement supérieurs à ceux observés chez les travailleurs de secteurs industriels pourtant réputés très exposés, comme l’industrie chimique ou les usines de production de caoutchouc synthétique. Plus troublant encore, l’exposition à certains composés spécifiques (notamment les quinones dérivées des PPD) dépasse nettement celle observée chez des travailleurs évoluant quotidiennement au bord de routes à très fort trafic routier, lieux pourtant emblématiques de la pollution chimique issue des pneus automobiles.
Pour autant, et c’est là que réside toute la nuance apportée clairement par les chercheurs, ces résultats doivent être interprétés avec prudence : à ce jour, il manque toujours des études toxicologiques approfondies spécifiquement dédiées à ces composés dans un contexte humain. Autrement dit, bien que les niveaux mesurés soient très élevés et donc potentiellement problématiques, on ne dispose pas encore des éléments scientifiques pour prédire précisément leurs effets réels sur la santé à moyen ou long terme.
Cette absence de données toxicologiques précises n’est en rien rassurante, au contraire : elle souligne plutôt un vide inquiétant, une lacune de connaissance majeure. L’étude appelle donc avec force à combler rapidement ce manque, en lançant au plus vite des recherches toxicologiques approfondies sur ces substances spécifiques dans le cadre précis des salles d’escalade.
En clair, oui, l’exposition est réelle, probablement préoccupante, mais ses conséquences précises restent encore à documenter pleinement. Et il est urgent de le faire avant que les éventuels risques, aujourd’hui sous-estimés ou ignorés, ne se transforment en problèmes sanitaires bien réels.
Prévention, responsabilité, innovation : les pistes de solution
L’étude ne fait pas que dresser un constat alarmant ; elle suggère aussi des pistes concrètes, réalistes et immédiatement applicables pour faire évoluer la situation. La bonne nouvelle, c’est que le problème, même s’il est sérieux, n’est pas insoluble. Trois leviers principaux émergent clairement des recommandations scientifiques, chacun exigeant des efforts ciblés de la part des différents acteurs concernés.
Premier levier, la ventilation : Ce n’est ni nouveau ni spectaculaire, mais c’est efficace. Une ventilation adéquate, avec un renouvellement fréquent de l’air intérieur, permet de réduire très nettement la concentration en composés chimiques libérés par les chaussons. Pour les gestionnaires de salles, cela signifie investir davantage dans des systèmes performants de filtration et d’aération, voire adapter les horaires et l’affluence des séances pour éviter les pics de pollution chimique.
Deuxième levier, le nettoyage régulier : Encore une fois, une solution simple mais sous-estimée. Passer régulièrement l’aspirateur, humidifier le nettoyage des sols et des prises, ou encore mettre en place des procédures strictes d’hygiène des espaces collectifs permet de limiter fortement l’accumulation des particules fines chargées en RDCs.
Enfin, troisième levier et sans doute le plus stratégique : repenser les chaussons eux-mêmes. La responsabilité incombe ici directement aux industriels et fabricants, invités clairement par l’étude à revoir leur copie. L’enjeu ? Concevoir des semelles innovantes qui offrent toujours adhérence et performance, mais avec une empreinte chimique bien moindre. Cela implique probablement de repenser totalement les formulations actuelles, voire de développer des alternatives plus écologiques, moins chargées en additifs potentiellement problématiques.
Ce dernier point interpelle directement toute la filière économique de la grimpe, depuis les grandes marques internationales jusqu’aux petites entreprises spécialisées. L’innovation technique ne devra plus seulement viser la performance sportive pure, mais aussi intégrer des critères sanitaires et environnementaux élevés. Un vrai défi industriel, mais aussi une opportunité unique de montrer que la grimpe peut être pionnière dans l’alliance du sport et du respect de la santé publique.
Ces trois leviers – ventilation, nettoyage, innovation des matériaux – nécessitent évidemment une action coordonnée, et surtout une prise de conscience collective rapide. Mais ils constituent aussi, selon les chercheurs, des pistes réelles et efficaces pour sortir de ce piège invisible dans lequel nous nous sommes progressivement enfermés, grimpeurs comme professionnels du secteur.
Et maintenant, on agit ou on attend ?
L’étude est claire sur un point essentiel : elle ne prétend pas que vos chaussons vous intoxiquent à chaque séance, ni qu’il faudrait soudainement arrêter de grimper. À présent, la balle est dans le camp des acteurs de l’escalade : fabricants de chaussons en tête, mais aussi responsables de salles d’escalade et décideurs du secteur. C’est à eux d’innover, de trouver rapidement des alternatives crédibles, de garantir un environnement réellement sain. L’enjeu est crucial : permettre à chacun de pratiquer l’escalade dans un espace réellement protecteur, sans arrière-pensée sur la qualité de l’air inhalé.
Il est temps d’agir, avant que ce sujet, encore discret aujourd’hui, ne devienne le prochain grand scandale sanitaire du sport indoor. On agit maintenant, ou on attend que d’autres le fassent à notre place, avec les conséquences que l’on imagine ? À chacun de choisir. Mais choisir vite.
Pour lire l'étude dans son intégralité cliquez ici.