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Cotation assistée par IA : la grimpe sous algorithmes

Dernière mise à jour : il y a 16 heures

La cotation en escalade n’a jamais été une vérité absolue. Tout juste un arrangement tacite, une interprétation collective. Alors forcément, quand deux chercheurs américains proposent qu’une intelligence artificielle vienne y mettre son nez, ça pique la curiosité… et un peu l’orgueil.


Intelligence artificielle escalade

Coter une voie, c’est à peu près aussi objectif que donner une note à un film d’auteur ou choisir son vin préféré chez un caviste bio. Il y a l’instinct, le contexte, l’humeur du moment et, bien sûr, cette fameuse « sensation subjective de difficulté » qui rend la cotation aussi imparfaite qu’indispensable. Que celui qui n’a jamais pesté contre un 7a "offert" par une salle complaisante ou un 6b+ mythique qui en vaut trois fois plus me lance la première prise.

Mais voilà : à force d’attirer un public toujours plus nombreux et toujours moins familier des subtilités locales, le milieu de la grimpe s’interroge sur ses propres critères. Et si l’on pouvait enfin définir une cotation universelle, juste, impartiale ? Si ce Saint-Graal de l’équité verticale se trouvait non pas chez les ouvreurs, mais quelque part entre un serveur et une carte graphique ?


C’est précisément le terrain glissant sur lequel Blaise O’Mara et Shaad Mahmud, chercheurs en machine learning à l’Université du New Hampshire, ont décidé de faire grimper leur intelligence artificielle. Objectif affiché : corriger les biais, standardiser les cotations, rationaliser une discipline qui jusque-là faisait surtout confiance au feeling et au bouche-à-oreille. L’intention est louable. Mais à quel prix ?


La cotation, ce mythe fondateur


D’abord, rappelons que la cotation n’est pas née pour être exacte. Elle est née pour être partagée. C’est une langue vivante, imparfaite, dialectale, avec ses accents régionaux et ses subtilités morphologiques. On ne cote pas seulement une difficulté physique ; on cote aussi un mouvement, une intention, parfois même un caractère. Dire d’une voie qu’elle « vaut bien 6b+ », c’est comme raconter une anecdote : ça dépend autant du conteur que de l’auditeur.


Mais avec la démocratisation de l’escalade, l’avènement des salles commerciales et la compétition olympique, la cotation s’est retrouvée prise au piège de la nécessité marketing et sportive. Plus question de poésie. Il faut du chiffre, du repère clair, de la lisibilité. Les grimpeurs consommateurs veulent savoir exactement ce qu’ils achètent quand ils s’abonnent à une salle. Et les plateformes numériques veulent des données fiables pour nourrir leurs algorithmes.


C’est là qu’arrive l’IA, avec la promesse de mettre tout le monde d’accord. Mais attention : l’objectivité technologique pourrait aussi nous priver d’une partie de ce qui fait l’âme de la grimpe. Comme remplacer un récit épique par une fiche technique.


Le MoonBoard comme laboratoire


Les chercheurs américains ne sont pas tombés de la dernière voie ouverte : pour entraîner leur intelligence artificielle, ils ont choisi un support parfait, standardisé à l’extrême, déjà massivement documenté : la fameuse MoonBoard. Ce pan incliné à 40°, doté d’un set fixe de prises numérotées, représente pour l’IA ce que la drosophile est à la génétique : un terrain d’expérience idéal.


Blaise O’Mara et Shaad Mahmud y ont testé trois approches. Une centrée sur la voie elle-même, une autre sur les grimpeurs, et une troisième mixant les deux, façon « simulateur virtuel » de mouvements. Résultat ? Sur la MoonBoard, la machine devine la cotation exacte d’un bloc avec une précision inquiétante : jusqu’à 85 % à une demi-cotation près. Autrement dit, mieux qu’un débutant qui hésite entre 6b et 6c, et au moins aussi bien qu’un ouvreur un peu pressé.


La prouesse technique impressionne autant qu’elle interroge : qu’est-ce qui se joue quand un algorithme « voit » mieux une voie que celui qui l’ouvre ou la grimpe ? Et quelle place reste-t-il au débat, à la nuance, à l’humain tout simplement ?


Intelligence artificielle escalade

Trois approches, trois regards


L’IA route-centric est efficace, mais froide : elle lit une voie comme une équation. L’IA climber-centric mesure plutôt la performance, mais reste subjective : elle dépend entièrement du grimpeur qu’elle observe. Quant à l’approche par simulation, si elle promet d’imaginer des grimpeurs virtuels aux capacités idéales, elle peine encore à reproduire la fluidité et les incertitudes des mouvements humains réels.


Finalement, la meilleure solution serait probablement hybride : utiliser l’IA comme un partenaire d’entraînement ou un assistant d’ouverture, capable de pointer les biais ou les incohérences, mais sans lui céder totalement le dernier mot. Car c’est précisément l’arbitraire assumé d’une cotation qui permet à l’escalade de rester un jeu.


L’IA ou la fin du débat ?


C’est là toute l’ambivalence de cette étude. Oui, l’intelligence artificielle peut rendre service, éviter certains excès, pointer du doigt les cotations trop sévères ou trop indulgentes. Elle pourrait rassurer les débutants et permettre aux ouvreurs de mieux calibrer leurs voies.


Mais elle pourrait aussi tuer quelque chose d’essentiel : le plaisir du débat, de l’incertitude, de la mauvaise foi parfois. Ce petit grain de sable qui fait que le 7a du jeudi ressemble à un 6c le samedi suivant, parce qu’il pleut dehors, que les potes sont là, ou simplement parce qu’on a mieux dormi.


C’est exactement là qu’il faut décider : voulons-nous une escalade hyper-rationalisée, calibrée au micron par des algorithmes sans âme ? Ou préférons-nous garder notre bazar imparfait, certes frustrant parfois, mais infiniment vivant ?


IA escalade

Demain, l’IA partout en salle ?


Car au-delà de la cotation, l’intelligence artificielle pointe déjà son nez ailleurs. Surveillance des auto-assureurs par caméras intelligentes, murs connectés qui évaluent ton effort en direct, applis qui te proposent des blocs sur mesure… L’avenir se dessine déjà en salle. Un avenir connecté, mesuré, anticipé.


Utile sans doute. Nécessaire peut-être. Mais avec ce risque permanent de transformer un sport intuitif et sensoriel en une discipline totalement sous contrôle. Une escalade où tout serait lu d’avance, où l’imprévu n’aurait plus sa place. Un peu comme grimper avec une canne à pêche en clippant les dégaines à l’avance : pratique, sûr, mais où est passé le frisson ?


À nous de garder la main


Au fond, cette étude nous rappelle surtout que la cotation reste un choix. Pas un verdict. Un choix humain, culturel, historique. L’intelligence artificielle peut nous aider à mieux comprendre ce choix, mais elle ne devrait jamais nous l’imposer.


Car après tout, ce qu’on aime en escalade, c’est aussi cette incertitude-là : essayer, se tromper, recommencer. Et si la voie qu’on croyait dure finit par nous sembler facile, tant mieux. C’est le signe qu’on progresse – ou qu’on s’habitue aux erreurs des autres.


Ce n’est pas une IA qui nous apprendra à lire une ligne. Tout au plus pourra-t-elle nous montrer un chemin. Mais la manière de le parcourir, de l’apprivoiser ou de le rejeter, restera toujours humaine. Imperfectible, imparfaite. Et c’est tant mieux.


Parce que oui, la cotation, c’est comme une bonne histoire : ça dépend surtout de celui qui la raconte.

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