Bon Voyage : une voie et des liaisons dangereuses
Dans Bon Voyage 2057, James Pearson est un fugitif, la falaise est sous haute surveillance, et grimper en extérieur est devenu un acte de dissidence. Mais derrière ce futur sous plastique, Bon Voyage 2057 fait surtout référence à une ligne bien réelle, et pas n’importe laquelle. Une voie qui a traversé les époques et les débats, avant de devenir l’un des plus grands défis du trad moderne. Son histoire commence bien avant que James Pearson ne pose ses doigts dessus.
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Avant James Pearson, une fissure et une bataille
Si Bon Voyage est aujourd’hui une référence du trad extrême, son histoire ne débute pas en 2017, mais bien plus tôt.
En 2011, Antoine Barbier et Lionel Catsoyannis ouvrent une ligne évidente sur le secteur de la Chambre du Roi, à Annot. Une fissure parfaite, qui remonte un mur vertical comme tracée à la règle. C’est la voie idéale pour ancrer le trad dans ce site français encore en construction.
Mais en France, le trad est un ovni, une rareté coincée entre des milliers de longueurs spitées. À Annot, les ouvreurs souhaitent développer un spot où les protections naturelles règnent, une utopie dans un pays où l’équipement fixe est la norme. Rapidement, certains grimpeurs jugent cette approche "archaïque", "dangereuse" ou "élitiste". Des spits apparaissent sur plusieurs fissures du site, y compris sur leur projet.
S’ensuit un jeu de cache-cache : les spits sont posés, puis enlevés, dans une bataille silencieuse qui divise la communauté locale. Pour immortaliser cette lutte, Barbier et Catsoyannis choisissent un nom inspiré d’un débat enflammé sur les forums de l’époque, où un adversaire du trad s’était distingué par des fautes d’orthographe devenues cultes : Les voillage faurmes la jenaice.
Mais si la voie existe, personne ne parvient à l’enchaîner. Le projet reste dans l’ombre, une ligne en suspens.Jusqu’en 2017, où James Pearson s’y attaque et signe la première ascension. Le nom change. Le Voyage est né.
D’un Voyage à l’autre
En 2017 James Pearson pose les doigts sur un mur que personne n’avait encore osé apprivoiser. Une fissure nette, rectiligne, qui semble avoir été sculptée pour l’escalade trad. Il s’engage, place ses protections avec précision, grimpe en équilibre entre la maîtrise et la peur, et sort en haut.
La voie est baptisée Le Voyage. Cotation : E10 7a, ce qui équivaut à un 8B+ trad. James Pearson vient d’écrire un nouveau chapitre du trad extrême, et très vite, cette ligne attire les meilleurs grimpeurs du genre :
Babsi Zangerl (2021) la répète, confirmant une fois de plus qu’elle est une des figures incontournables du trad.
Steve McClure (mars 2023) la grimpe, prouvant qu’on peut encore se challenger après plusieurs décennies passées à dompter le caillou.
Seb Berthe (avril 2023) s’y attaque avec son style puissant et fluide, sans se douter que quelques mois plus tard, il reviendra pour écrire une autre page de l’histoire.
Caroline Ciavaldini (novembre 2023), épouse de James Pearson, fait sa propre ascension de la ligne ouverte par son compagnon.
Soline Kentzel (mai 2024), grimpeuse française et compagne de Seb Berthe, s’offre à son tour Le Voyage, fermant la boucle.
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D’un couple à l’autre, d’une génération à l’autre, Le Voyage s’impose comme bien plus qu’une simple croix dans un carnet. Mais si la fissure originelle a déjà tout d’un chef-d’œuvre, James Pearson, lui, ne s’arrête pas là.
Un jour, il lève les yeux vers la gauche.
Bon Voyage : une prise de risque encore plus grande
Si Le Voyage était une évidence, Bon Voyage est une extrapolation. James Pearson imagine une version plus extrême, qui quitte la fissure "rassurante" pour une séquence où les placements deviennent précaires, les prises plus fuyantes, l’effort plus intense. Moins d’évidence, plus d’engagement. Une ligne qui ne laisse aucune place au hasard.
En 2023, il l’enchaîne et propose E12 7a. Un 9a trad, où l’absence d’équipement fixe transforme chaque mouvement en une décision stratégique. Les protections sont rares et demandent une pose millimétrée. L’énergie dépensée à sécuriser la progression s’ajoute à celle nécessaire pour tenir les mouvements. James Pearson reste prudent sur sa cotation. Après la rétrogradation de The Walk of Life en 2008, il préfère attendre que d’autres grimpeurs s’y frottent.
En 2024, Adam Ondra relève le défi.
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L’expertise Ondra
Quand Adam Ondra pose les mains sur une voie, c’est rarement pour faire de la figuration. Il observe, analyse, teste. Une fois son calage en place, il grimpe avec la fluidité qu’on lui connaît, et il enchaîne. Le verdict ? E12 confirmé.
Il estime que si la voie était équipée, elle tournerait autour de 9A sportif. Mais ici, il faut grimper sous pression, poser les protections en pleine intensité, gérer la fatigue mentale qui s’accumule à chaque placement. Ce n’est pas juste une voie dure, c’est un test d’endurance mentale, où la moindre hésitation peut être fatale.
Adam Ondra, peu coutumier des formules emphatiques, se contente d’un constat limpide :
« L’une des plus belles voies trad du monde. »
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Seb Berthe, troisième grimpeur sur la liste
À peine quelques semaines après Adam Ondra, Seb Berthe revient à Annot. Après avoir grimpé Le Voyage un an plus tôt, il décide cette fois de passer en mode Bon Voyage.
Il devient le troisième grimpeur à enchaîner la voie. Pour lui, la cotation tient. C’est une ligne qui ne laisse aucune place au doute.
Trois répétiteurs, trois confirmations. Bon Voyage s’inscrit définitivement dans l’histoire du trad moderne.
Un tournant pour le trad moderne
L’escalade traditionnelle a déjà ses références extrêmes. Mais Bon Voyage ne joue pas seulement sur la difficulté. Elle impose une autre approche. Jame Pearson a créé une nouvelle ligne dure, mais surtout il a ouvert un territoire où l’engagement se mêle à la subtilité du placement.
Une voie qui demande plus qu’un niveau physique hors norme. Elle exige un mental froid, une lecture parfaite et une capacité à grimper sous pression sans jamais paniquer.
Annot, un spot où tout se croise
Si Bon Voyage existe, c’est parce qu’elle a trouvé son écrin. Les Grès d’Annot, c’est un spot unique, un équilibre subtil entre tradition et modernité. On y trouve des fissures vierges où seuls les coinceurs dictent la progression, mais aussi des lignes équipées, taillées pour une escalade plus classique. Ici, pas de confrontation entre les styles, mais une cohabitation qui permet à chacun de s’exprimer selon sa vision du caillou.
Le Rocher Saint-Vincent, lui, est le bastion du trad. Le Voyage suit une logique implacable, celle d’une fissure parfaite. Bon Voyage, au contraire, s’émancipe de cette évidence pour chercher l’improbable, une gestuelle plus aérienne, une réflexion plus poussée, une approche du mouvement qui brouille les repères.
Mais ces deux voies ne sont pas que des morceaux de roche domestiqués par quelques grimpeurs d’exception. Elles ont aussi créé un fil rouge entre celles et ceux qui les ont domptées, tissant des liens entre les générations, les styles et parfois même les vies.