Réenchanter l’incertitude : l’aventure comme antidote à une société du contrôle
- Pierre-Gaël Pasquiou
- il y a 5 heures
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Alors que l’époque s’évertue à contrôler l’incertitude jusqu’à la rendre suspecte, l’ouvrage collectif "L’aventure : réenchanter l’incertitude "(UGA Éditions, 2025), coordonné par Florence Roche, fait entendre une voix discordante. Grimpeurs, navigateurs, philosophes et sociologues se rassemblent pour défendre l’aventure non pas comme un simple loisir héroïque, mais comme une réponse philosophique et politique à l’obsession sécuritaire contemporaine.

En cherchant sans cesse à neutraliser l’imprévu, nos sociétés ont oublié qu’habiter le monde, c’est précisément accepter d’y être vulnérable. Plutôt que de fuir cette vérité dérangeante, Florence Roche et ses contributeurs proposent d’en faire une force : réhabiliter l’aventure, c’est remettre l’incertitude au cœur de nos existences.
Le GMHM : une rationalité du risque au service du collectif
Dans l’imaginaire populaire, le Groupe Militaire de Haute Montagne (GMHM) incarne facilement l’archétype de l’héroïsme alpin : exploits vertigineux, conditions extrêmes, bravoure physique. Pourtant, lorsqu’on écoute réellement ces personnes, lorsqu’on pénètre dans leur méthodologie intime, le cliché se dissipe rapidement. Leur aventure n’est pas une recherche gratuite de sensations fortes, ni une quête narcissique de sommets prestigieux.
Elle se fonde au contraire sur une rationalité minutieuse, presque scientifique, du risque. Chaque décision est pesée, analysée, discutée en collectif. La formule emblématique « La mort fait partie des options » n’est ni une provocation ni une figure de style. C’est une acceptation profonde et sobre de la vulnérabilité humaine, condition sine qua non d’un engagement lucide dans l’incertitude radicale que constitue la haute montagne.
Cette éthique du réel brut renvoie directement à une conception humble de l’aventure : elle n’est pas héroïque parce qu’elle défie le danger, mais précisément parce qu’elle l’anticipe et le domestique par le biais d’un savoir collectif et d’une vigilance constante. L’héroïsme du GMHM, c’est l’anti-spectaculaire, l’anti-performance médiatique : c’est le courage discret de décider ensemble, dans l’ombre, sans gloire immédiate, en tenant compte des failles humaines et matérielles. Ainsi, leur aventure devient un puissant révélateur de ce que pourrait être une société adulte face au risque : ni une négation naïve du danger, ni une dramatisation anxieuse, mais une intégration rationnelle et solidaire de l’imprévisible.
Anne Quéméré : l’océan, expérience de l’extrême solitude
À l’autre extrême de l’aventure collective et méthodique du GMHM se trouve Anne Quéméré. Son aventure solitaire en haute mer est l’expression radicale d’un autre rapport à l’incertitude : celui d’une solitude absolue face à l’immensité. Quand son téléphone satellite cesse brusquement de fonctionner en plein Pacifique, la privant de tout lien extérieur pendant 68 jours, elle expérimente une forme extrême de dépouillement existentiel. Là encore, nul romantisme de la solitude héroïque. Juste un face-à-face sans concession avec soi-même, avec ses doutes, avec la peur et avec l’inconnu.
Son témoignage, extrêmement précis et sans emphase, est particulièrement dérangeant pour une époque obsédée par le maintien permanent du contact et du contrôle. « On enlève une panoplie dans laquelle on est un peu à l’étroit », dit-elle simplement, révélant ainsi que l’incertitude absolue a ceci de libérateur qu’elle nous dépouille des artifices et des protections dont nous avons tendance à nous encombrer. Anne Quéméré nous montre que l’aventure solitaire est aussi une épreuve philosophique : elle contraint à vivre le présent dans son immédiateté absolue, sans fuite possible dans le virtuel, sans échappatoire technologique, imposant une confrontation nue avec le réel et soi-même.

Crise du héros moderne : pour une redéfinition de la bravoure
Mais au-delà des témoignages concrets, l’ouvrage de Florence Roche livre une critique féroce et salutaire de la dérive spectaculaire du héros contemporain. Dans une société où chaque exploit doit être immédiatement partagé, liké, célébré, le sens véritable de l’aventure risque constamment d’être détourné. Face aux figures héroïques fabriquées par les marques et les médias, figures aseptisées et surpuissantes issues de Marvel ou Red Bull, l’ouvrage propose une vision radicalement différente de la bravoure. Celle-ci n’est plus performance spectaculaire, mais éthique intime du risque quotidien, bravoure modeste du doute et de la vulnérabilité assumée.
Jankélévitch, cité dans l’ouvrage, rappelle avec acuité : « Pour qu’il y ait aventure, il faut être mortel ». Ce rappel essentiel ramène l’héroïsme à sa dimension authentiquement humaine : l’aventure véritable ne se mesure pas à l’exploit, mais à l’intensité existentielle, au courage discret d’habiter lucidement un monde complexe et incertain, sans chercher constamment à le dominer ou à en effacer les aspérités. C’est une critique subtile mais radicale du culte contemporain de l’hyper-performance, une invitation à renouer avec un héroïsme du quotidien fait d’incertitude acceptée et d’humilité devant la fragilité humaine.
L’aventure comme ressource organisationnelle et politique
Enfin, l’ouvrage porte un message plus politique encore : l’aventure et son rapport lucide à l’incertitude constituent une ressource précieuse pour les organisations modernes. Alors que l’imprévisible paralyse aujourd’hui les entreprises, administrations et institutions au moindre grain de sable, il y aurait beaucoup à apprendre de ces aventuriers du quotidien.
En s’inspirant du mode de décision collectif des alpinistes ou de la résilience solitaire des navigateurs, les organisations pourraient réhabiliter une véritable éthique de l’incertitude.
Celle-ci consisterait notamment à accepter l’échec comme possibilité permanente, à valoriser l’expérience vécue plus que les plans théoriques, à construire des systèmes collectifs fondés sur la confiance authentique et non sur des contrôles toujours plus sophistiqués. L’ouvrage devient alors presque un manifeste philosophique pour un renouveau organisationnel : il propose de transformer notre rapport à l’incertitude, non pas en la niant ou en la fuyant, mais en l’intégrant comme une ressource essentielle, voire comme un levier de créativité et de renouvellement politique et social.
Ainsi réhabilitée, l’aventure pourrait redevenir non seulement une école existentielle, mais aussi un modèle fécond pour penser autrement nos sociétés saturées de contrôle et pourtant si fragiles face à l’imprévisible. Une révolution douce mais urgente, dont l’enjeu n’est rien moins que la réinvention de notre rapport au monde.
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