Alex Honnold, seul face aux dieux du vide
Il y a ceux qui partent en exploration, avec leur topo plastifié, leurs friends rutilants et leurs plans de vol chronométrés. Et puis il y a Alex Honnold. Lui ne projette pas, il improvise à l’échelle du mur. Il part tôt, grimpe sec, rentre avant le déjeuner. Quatre heures montre en main pour rejoindre à pied le canyon d’Oak Creek, avaler les dix longueurs de Gift of the Wind Gods — une grande voie de 450 mètres, cotée 5.10d (environ 6b) — en solo intégral et à vue, puis redescendre sans se retourner. Le tout sans emphase. Ni esbroufe.
Sur Instagram, il publie une poignée de photos sans prétention : un selfie vaguement cadré, quelques images prises à la volée, presque banales. On croirait un randonneur satisfait de son dimanche ou un grimpeur en moulinette sur une 5c des Calanques. Mais le texte, lui, remet les pendules à l’heure :
« Quelques photos assez nulles d’une aventure récente dans Gift of the Wind Gods (450 m, 5.10d) sur le Mont Wilson. Je l’ai soloée à vue en explorant un éventuel enchaînement sur le Wilson. »

Un solo intégral à vue, donc. Traduction : il ne connaissait pas la voie. Pas de repérage. Pas d’assureur. Rien que l’instinct, l’habitude, et ce sang-froid de moine zen dopé au grès. Pour n’importe qui d’autre, c’est une mauvaise idée. Pour Alex Honnold, c’est un bon mardi.
Le silence des lignes secondaires
Gift of the Wind Gods. Le genre de voie dont le nom évoque autant les éléments que les guides photocopiés des années 90. Une ligne peu connue, tapie dans l’ombre d’Inti Watana – la classique voisine. Moins starifiée, moins patinée, moins postée sur Insta. Mais visiblement, plus belle.
« J’ai été vraiment impressionné par la qualité de l’escalade — c’est une magnifique voie, et je suis surpris qu’elle ne soit pas plus souvent parcourue. »
Et comme pour planter le décor, Honnold ajoute :
« Je pense que si on regarde bien, on peut apercevoir deux cordées sur Inti Watana à l’arrière-plan de mon selfie. Mais je crois que Gift était en fait une meilleure voie. »
Pas d’envolée lyrique. Pas d’effet de manche. Juste une appréciation sobre, presque étonnée. Une façon de dire que, parfois, les trésors sont là où les projecteurs ne vont pas.

Freerider ? Oui. Mais maintenant, autre chose.
On pourrait s’arrêter là, mais pour les quelques lecteurs qui découvriraient le personnage, une piqûre de rappel : Alex Honnold, c’est ce type qui, en 2017, a grimpé Freerider (7c+) sur El Capitan — 900 mètres de granit — sans corde. En solo intégral. Une performance à la limite du concevable, filmée dans Free Solo, documentaire multi-primé, Oscar du meilleur film en 2019.
Mais justement : ce n’est plus ça qu’il cherche. Ce n’est plus la gloire, ni le récit. Ce sont les lignes perdues, les espaces vides, les gestes justes. Moins de spectacle. Plus de silence.
Mont Wilson, caillou sacré pour grimpeurs lucides
Le Mont Wilson n’est pas le premier sommet qu’on vous conseille sur CampToCamp. C’est le Red Rocks à l’état brut. Rocher parfois cassant, marches d’approche qui tirent, descentes qui demandent du flair, et voies longues comme un hiver sans soleil. C’est une montagne à contre-courant, où la grimpe n’est jamais donnée, et où l’engagement est la norme.
Et Gift of the Wind Gods n’échappe pas à la règle. Cotée modestement, mais avec ses pièges, ses passages fuyants, ses prises douteuses, et cette longueur – 450 mètres – qui ne tolère pas le relâchement. Un solo là-dedans ? C’est tout sauf un défi gratuit. C’est une négociation constante avec l’impermanence.

Chronomètre interne
Et comme s’il fallait encore ajouter une dimension à l’affaire, Honnold note, presque en passant :
« J’ai fait l’aller-retour voiture-voie en quatre heures. Je crois que c’est mon record personnel pour une grosse voie sur le Wilson. »
Voilà. Pas de tambours. Pas de trompettes. Juste une remarque glissée au passage. Une manière d’indiquer qu’il est venu, qu’il a vu, qu’il a bouclé ça plus vite qu’un entraînement fractionné.
Une ligne, pas une leçon
Alors bien sûr, certains tenteront de s’en inspirer. De décoder l’état d’esprit. De comprendre la prise de décision. Mais ce serait oublier l’essentiel : chez Alex Honnold, chaque solo est une expérience intérieure. Il ne cherche pas à impressionner. Il cherche à voir clair. Et à voir s’il est encore capable d’être là, pleinement là, quand il n’y a plus de marge. Plus d’échappatoire. Rien que la verticalité, et ce qu’on y découvre de soi.
Et maintenant ?
Il parle d’un « éventuel enchaînement sur le Wilson ». Traduction : ce n’est qu’un morceau. Un caillou posé dans une ligne plus longue, plus complexe, peut-être plus ambitieuse. On ne sait pas. Et c’est très bien ainsi. Car pendant que les autres planifient leurs stories, lui continue d’inventer sa pratique, seul, sans bruit, au bord du monde.